Dérive des rêves

À cette époque, j’avais décidé de tout plaquer. Je n’avais plus rien à espérer du côté de REVEЯ Corp où on m’avait fait comprendre que mes dons jusqu’alors si précieux à leurs yeux n’avaient plus qu’un intérêt anecdotique dès lors que les IA généraient de géniales séquences à jet continu. Il me restait bien sûr à vendre mes rêves à des amateurs éclairés, un marché de niche mais plutôt lucratif où une dizaine d’onironèmes captés dans mon sommeil paradoxal pouvaient me faire vivre à l’aise pendant six mois. J’avais pas mal de contacts dans le milieu et une certaine réputation. Après tout, je figurais en bonne place au générique de Night Threshold qui était devenu un classique de la VR. Mais tout cela, c’était le passé, et je voulais tourner la page.

C’est à cause d’Oskey que j’ai basculé. Vers quoi au juste, encore aujourd’hui je ne saurais le dire. Oskey, je la connaissais depuis la première vague de Virtual Reality, quand on avait recruté des volontaires pour le programme OniroTron. Quand j’y repense, fallait vraiment être jeune et givré pour risquer ma pauvre cervelle dans une expérience pareille : mon sommeil monitoré en permanence pendant six mois, mes rêves extraits, numérisés, modélisés, grattés jusqu’au dernier recoin… Mais au bout du compte, au lieu d’y laisser ma santé mentale, comme 30 % des volontaires définitivement réduits à l’état de limaces, j’étais devenu le deuxième meilleur concepteur de rêves du programme. Et la première, c’était Oskey. On était vite devenus inséparables. Notre vie était facile, très facile. Nos onironèmes valaient de l’or pour toutes les firmes émergentes de VR qui surfaient sur la hype. Tout nous était permis, tout nous était accessible et il faut bien l’avouer nous en avions profité au maximum. Mais Oskey avait avant moi senti le vent tourner. Du jour au lendemain, après trois ans de complicité entre nous dans le meilleur comme le pire de l’orgie dionysiaque, elle avait carrément disparu de la circulation. Personne au monde n’avait retrouvé sa trace et les mythes les plus farfelus prospéraient sur ce mystère. Personne au monde sauf moi. Elle m’avait laissé avant de s’effacer un fragment de rêve qu’elle n’avait jamais vendu à personne mais qu’elle avait partagé avec moi par connexion directe de nos cerveaux, donc de façon totalement indécelable car à l’époque les IA de mindScan en étaient aux balbutiements qui nous faisaient hausser les épaules. Je n’avais pas mis bien longtemps à décoder l’onironème d’Oskey et sans grande surprise pour moi qui la connaissais bien, j’avais retrouvé sa trace dans mondeB. En revanche, ce qui m’avait vraiment étonné, c’est ce qu’elle était devenue. À peine l’avais-je compris que j’avais décidé que c’était désormais la seule voie possible pour moi aussi.

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— Tu t’es enfin décidé à nous retrouver ? Je parie que tu t’es fait virer comme le premier rêvaillon venu. Je vais te dire… Elle laissa sa phrase en suspense le temps d’engloutir un quartier entier de pomme naturelle, comme pour me montrer qu’elle n’avait pas perdu ses habitude de luxe. — … je suis vraiment contente de te retrouver, sérieux, tu m’as manqué. Mais je savais que tôt ou tard tu viendrais. J’attendais la suite, confortablement vautré dans un hamac au cœur de son repaire végétal modélisé avec un tel raffinement que même moi je m’y étais d’abord laissé tromper. — Tu sais, j’ai eu le temps de prendre du recul, et j’ai compris qu’on avait tous les deux fait complètement fausse route. C’est pour ça que j’ai tiré ma révérence. Tu as compris toi aussi maintenant, j’en suis sûre : vendre nos rêves pour en faire du divertissement monnayable, c’était transformer des joyaux en cailloux de grand chemin. Ou pire : en doses hallu-addictives pour une population sous contrôle. Et je ne parle même pas de ce que ça représentait pour nous : c’est notre substance même que nous suçaient ces putains de vampires de REVEЯ Corp. Tu le sais au fond de toi : nos rêves sont le sang de nos vies et pour l’Entertainment System, continua-t-elle en crachant chaque syllabe, nous avons été du matériel jetable, juste bon finalement à nourrir les IA pour qu’elles nous remplacent.

J’étais bien placé pour savoir à quel point elle avait raison. Mais je ne comprenais toujours pas à quoi elle utilisait son talent désormais, manifestement à sa grande satisfaction. — Depuis que j’ai rejoint mondeB, mes rêves ont une tout autre utilité, et les tiens vont certainement nous aider aussi grandement — comment ça « utilité », je croyais que tu avais renoncé… — Tu vas comprendre… je vais te montrer…

Ce qu’elle m’avait montré alors, dans les coulisses de mondeB, avait achevé de me convaincre de tout laisser tomber pour suivre son exemple.

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En deux ans à peine elle avait constitué tout un réseau d’oniropoètes suréquipés en technos 3DLive. J’avais vu sur VidArchive un documentaire sur les makers d’autrefois qui avec leurs imprimantes poussives réalisaient laborieusement quelques objets inertes. Les o’poètes avaient depuis longtemps abandonné les résines et les céramiques, c’est le tissu biologique qu’ils utilisaient désormais : de la cellule à l’ADN, leur maîtrise leur permettait maintenant de transformer les rêves en vie, à un rythme soutenu. Mieux : leur communauté avait remixé peu à peu mondeB. Oskey avait conçu et réalisé ce qui nous semblait une aimable utopie quelques années avant : la connexion de ses onironèmes aux machines ne servait plus à en reproduire la fiction pour en faire un spectacle mais bien à créer chaque élément d’un nouveau monde, fabuleusement riche en surprises non-standard, issu de son exceptionnelle imagination. De marginaux exclus qu’ils étaient à l’origine, les participants de mondeB étaient en passe de devenir des privilégiés dont l’environnement en devenir était chaque jour plus éloigné d’un monde où ils ne souhaitaient plus retourner. Ma contribution, d’abord hésitante, fut assez vite d’une qualité suffisante pour nourrir les projets orignaux : du microbiote thérapeutique jusqu’aux immenses dômes satellisés, en passant par les centaines d’hectares de forêt primaire, je crois que je pouvais être fier des huit années passées à avoir remodelé la vie sur mondeB. Grâce à Oskey et à la communauté qu’elle avait créée, nos rêves devenaient chair. À cette époque, nous étions une minorité tellement éloignée du pouvoir central que nous étions considérés comme une quantité négligeable, une utopie parfaitement inoffensive.

Mais à partir du moment où nous avons commencé à essaimer et fédérer les initiatives un peu partout, les choses ont commencé à se gâter et nous commencions à faire l’objet de convoitises. Pourtant le danger ne vient jamais de là où on l’attend.

Les premiers signaux qui auraient dû nous alerter, comme nous l’avons compris trop tard, survinrent en plein expansion de notre réseau. Car mondeB n’était plus seul comme un îlot mais avait désormais des sœurs et même des cousins, autant de micro-mondes baroques et géniaux qui au bout de quatre ans nous avaient largement dépassés en termes d’originalité, grâce aux newDreamers. Leur conception des rêves forçait le respect, ils avaient mis au point une organisation fluide et à géométrie variable par laquelle chaque participant⋅e pouvait donner vie à ses rêves en bénéficiant de l’infrastructure commune de génération 3DLive. Le modèle que nous avions mis au point, qui reposait sur une élite de rêveurs d’exception, dont OSkey et moi étions les plus anciens représentants, appartenait à une époque révolue, et c’était très bien ainsi. Ce que nous n’avions pas anticipé, c’est la soudaine prise de pouvoir d’un groupuscule spiritualiste jusqu’alors totalement marginal et inoffensif. En moins de trois mois, ils disposaient de tous les leviers de pouvoir. Ce que nous avions soigneusement parcellisé pour que personne ne puisse s’arroger d’autorité abusive était totalement sous leur contrôle. Grand Chelem. Nous avions pourtant été terriblement méfiants, mais notre ligne invisible de défense était entièrement dirigée contre les visées mortifères des mégacorps et leurs relais étatiques. Nous avions prévu et anticipé toutes leurs manœuvres : prise de multiparts déguisée avec des alias, injection de techno mouchardes, rachat de microgroupes de dreamers, cybercrash, blocus informationnel… Nous avions même un plan de secours si jamais il faisaient exploser un nukeSat dans la haute atmosphère au-dessus de mondeB pour nous priver de toute ressource électronique. Nous ne saurons jamais si nos défenses extérieures auraient pu résister, car les spiritualistes de Ven-I/O nous attaquèrent pour ainsi dire de l’intérieur en un blitzkrieg ravageur : 300 messages subliminaux hypnotiques dans les plugins des imprimantes 3DLive et une immense cohorte de Dreamers avait suivi aveuglément Ven-I/O comme les enfants de je ne sais plus quelle cité d’autrefois avaient suivi un joueur de flûte. Désormais les créations étaient unifiées et sous contrôle, approuvées avec enthousiasme par une population amorphe et consentante, et ne posaient évidemment plus aucun souci aux mégacorps. Ven-I/O avait enveloppé tout le processus d’un mythe puissant, celui d’un salut collectif co-construit dont chaque participant⋅e détenait la clé pourvu que chacun⋅e se conforme à sa mission. Cette clause marquait la fin de la formidable liberté de création que nous avions tenté de répandre. Oskey et moi n’avons rien pu faire. Ven-I/O nous avait épargnés pour nous proposer de devenir les Dreamers exclusifs de ce qui devenait une florissante religion. Devant notre refus immédiat, les spiritualistes s’étaient rabattus sur des officiants plus dociles. Aujourd’hui, quand je repense à cet immense gâchis, je regrette surtout d’avoir cru que mes rêves pourraient nourrir une autre Création.

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Oskey m’a envoyé la semaine dernière un MindMessage assez confus où il était question d’un « projet DreVerD », de reverse engineering pour déconstruire la dystopie en marche, et de « libérer l’imaginaire collectif ». Intéressant. Dire que je n’aurais même pas laissé fluer son MM si je n’avais capté dès le début : « rejoins-moi – besoin de tes rêves pour tout renverser. »