Le clown et le bouffon, aujourd'hui
par FFShukkeSans l'avoir vraiment choisi, j'ai voué ma vie à l'art du clown. Je me suis plongé dans cette figure quasi archétypale. J'ai rencontré ses ancêtres et ses cousins, les fous, les idiots du village, les bouffons, les morosophes, les maîtres du désordre. J'ai pris conscience de Carnaval, ce culte archaïque de l'inversion des valeurs qui nivelle les rapports de pouvoir et crée un simulacre de révolution dans une dissipation-dérision-purgation (selon les termes d'Henri Michaux)
Ça fait 25 ans maintenant que ma vie est articulée autour de cette fonction, cette activité, ce métier, de fripon divin, de tricheur sacré, d'amuseur de trouble, de fauteur public. 25 ans c'est court pour faire le tour de ce que porte cette posture du clown, à la fois sociale et spirituelle, qui profane le sacré et sacralise le profane. 25 ans ça commence à être long du point de vue de ma petite personne, ça représente selon les statistiques, plus ou moins un tiers de son espérance de vie. 25 ans c'est suffisant pour se faire une idée, une opinion et une vision d'un idéal. C'est aussi suffisant pour observer une évolution dans les conditions d'exercice de la fonction, dans le comment elle est perçue, reçue et admise (ou pas) dans la société. Au risque de passer pour un vieux con, j'oserais dire que c'était plus facile avant.
Aujourd'hui, si le besoin individuel et social de divertissement est totalement reconnu et admis, celui de bousculer et de dénoncer est dénié et combattu. Lorsque j'étais enfant, dans le village de Marlhes, il y avait Zouzou l'idiot du village. Tout le monde lui demandait “Zouzou, combien t'as de fesses ?” Et Zouzou répondait “CINQ”, et tout le monde riait, c'était comme un rituel. Zouzou déambulait de maison en maison, il était accueilli partout, il donnait un coup de main par-ci par-là et apportait une espèce de lumière, de fantaisie et de candeur au quotidien. Aujourd'hui, il n'y a plus de personnes comme Zouzou dans les villages. Lorsque j'ai commencé à jongler et dans la rue, les gens s'arrêtaient quelques instants, souriaient, ce qui nous invitait à bonimenter, on était peu nombreux, les chapeaux pouvaient presque nous donner l'équivalent d'un salaire.
Aujourd'hui, il est difficile pour les artistes de la rue de ne pas être assimilés à des punkachiens, des mendiants, des exclus. Au mieux, iels sont ignoré.e.s. Le divertissement virtuel individuel et numérique de nos écrans de poche est tellement plus captivant. Lorsque je suis sorti de l'école de cirque avec mon premier spectacle, nous étions une poignée à entrer dans la profession auréolés des formations des toutes nouvelles écoles de cirque reconnues. Nous jouions sur tous les festivals et ailleurs. Il suffisait qu'on envoie notre dossier papier et qu'on passe un coup de fil et on était programmé. Aujourd'hui les écoles ont formé et forment encore plein d'artistes et c'est la foire d'empoigne sur le marché du spectacle. L'offre est immense.
On nous a rangés quelque part, nous qui échappons aux cases.
Lorsque j'étais enfant, il existait sur une des trois seules chaînes de télévision un programme quotidien où quelqu'un pouvait avoir 5 minutes pour dire, faire et filmer n'importe quoi,auquel personne comprenait rien mais beaucoup de gens regardaient. Cette personne commençait ses spectacles par “on m'a dit qu'il y a des Juifs dans la salle...”, et ça passait. Aujourd'hui, les poètes ont été supplantés par les influenceurs. Là aussi, l'offre est immense, et le discours autrement balisé. Parfois je me dis que plus personne veut de nous, les clowns et tous les dérangés-dérangeurs, qu'on nous a réhabilité en nous donnant une place à l'hôpital, soit soignés, soit soignants. On nous a rangés quelque part, nous qui échappons aux cases. Nos communautés ont oublié Carnaval, le désordre n'est plus admis pour ce qu'il est. Nous vivons une époque tellement vertigineusement instable que la possibilité de s'affranchir des règles et des repères devient inenvisageable pour beaucoup. Aujourd'hui, toutes les sensibilités sont exacerbées dans leur instinct de survie et plus personne n'est prêt à voir son cadre de références malmené par des bouffons.On veut bien des clowns, tant qu'ils ne dérangent personne.
La monstration n'a plus sa place. Le monstre doit rester caché. Les tenants du pouvoir, conscients de leurs pieds d'argile, ont tout intérêt à museler celleux qui les raillent et à ramener à la norme celleux qui y échappent, à grands renforts d'étiquettes, de diagnostics et de traitements adaptés. Le pouvoir a pris l'habitude d'attaquer et/ou d'invisibiliser celleux qui le tournent en dérision. Il ne veut plus de clowns et de bouffons. Ces appellations sont maintenant fréquemment utilisées comme des injures pour disqualifier les politiques, dans l'ignorance assumée de ce qu'elles définissent en réalité. Par ailleurs, les individus, insécurisés par un environnement social, politique et écologique anxiogène, se cramponnent à leurs valeurs, celles qui font sens à leurs yeux. S'ils ressentent le besoin légitime de rire et de se divertir pour les aider à ne pas sombrer, ils refusent que leurs systèmes de pensée, quels qu'ils soient, soient écorchés par les farces de quelques trublions. Toutes les susceptibilités sont à fleur de peau, et la liste des sujets avec lesquels “on ne rigole pas” s'allonge d'année en année. Le champ des possibles de l'expression des clowns en est ainsi de plus en plus restreint On veut bien des clowns, tant qu'ils ne dérangent personne. Ok si vous apportez du sourire aux enfants malades, vade retro si vous commencez à pointer la vanité de nos misérables existences. En cantonnant ainsi le rôle des clowns au divertissement des malheureux, qui leur permet, par le rire, de dépasser ou d'oublier pour un temps leur misère, on éloigne les clowns de leur fonction primaire, à savoir l'incarnation de Carnaval, qui honore la remise en question de l'ordre établi. On leur interdit le pas de côté qui est à l'origine de leur existence.Nous devons réadmettre le ridicule et le dérisoire dans nos existences
Et ce, alors même que nos sociétés humaines atteignent des sommets de non-sens et d'absurdité dans le rapport au vivant. Je crois que le retour de Carnaval est une nécessité pour la survie de notre humanité, que le point de vue des fous, des marginaux, des neuro-atypiques, des morosophes, des poètes, doit être mis dans la lumière et considéré, qu'en cela il peut être un facteur d'équilibre pour contrebalancer une norme toujours plus ubuesque. « Est-ce que ce monde est vraiment sérieux ? » Comme le demandait un chansonnier moustachu du sud-ouest... Nous devons réadmettre le ridicule et le dérisoire dans nos existences, comme les maîtres du désordre chez les peuples premiers redonnaient, par la transgression des règles, du sens aux rituels, et de par ce fait renforçaient l'ordre social.Dans un monde qui marche sur la tête, le fou devient le sage, c'est en cela qu'on le perçoit comme dangereux. Il déchire le voile de l'illusion collective. Il incarne la liberté et la légitimité d'exister en dehors des clous , en dehors des normes. En ouvrant la possibilité de voir autrement, d'envisager l'inenvisageable, de sortir des carcans du soi-disant raisonnable, de rire de l'injustice et de l'abjection, il offre de nouvelles perspectives. Alors, bien que leurs espaces d'expression et leurs moyens de subsistance se soient drastiquement réduits, la présence des clowns dans la société me semble aujourd'hui plus vitale que jamais. C'est pourquoi j'honore celleux qui entreprennent maintenant de consacrer leur existence à cette fonction que je qualifierais de quasi christique (dans La planète des clowns, Alfred Simon la décrivait comme une crucifixion en rose), en dépit d'un monde qui les rejette. Je leur souhaite bon courage. Qu'iels soient assez fous pour poursuivre ce sacerdoce qui nécessite abnégation, humour, humilité, détermination et moult prouts.