ORIGINE
Gilles Le CorreSéquence 1
Séquence 2
Il y a les montagnes qui marchent, noires, leurs corps luisants, les dieux des rizières, puissants et paisibles, les buffles. Le plus souvent menés par des enfants, des petites filles, par le bout du nez, une courte corde de rien du tout, une tresse. Gentils, ils tolérent ces ribambelles d'enfants minuscules sur leurs dos immenses, jusqu'entre leurs cornes démesurées, criant, riant, regardant le monde de si haut, premiers vertiges, premières amitiés.
Il y a des mots magiques
Le delta
Le-courrier-de-Marseille qu'il comprend courrier de Marcel
Piastre, sur toutes les bouches adultes et puis aussi dollar.
Il y a celui prononcé avec mépris : Bao Daï
Il y a la jungle pour se cacher des Japonais. Les Japonais sont terribles mais il n'y en a plus, pourtant les enfants méchants doivent les redouter…
Mais bien pires sont les communistes qui brûlent les églises et tuent les prêtres et les soldats français.
Les soldats campent près du village ils ont installé des grandes tentes, ils ont une drôle de radio qu’on fait marcher avec des manivelles. Il a tourné les manivelles une fois, c’est dur, les petits bras se fatiguent vite, les soldats rient, ils ne sont pas méchants. Ils ne sont pas japonais. Le petit garçon est trop maigre, il faut lui donner du lait. Il fait des caprices, il vomit le lait en poudre, on lui découvre une allergie au lactose. On achète une chèvre.
Séquence 3
La chèvre a disparu. Cet immense bateau noir et blanc-jaune, on se perd dans d’interminables coursives étroites, les grands sont malades, ça remue beaucoup, c’est rigolo, ça n’en finit pas.
Alors il y a la France, on lui dit qu’il est français, que désormais il ira à l’école chez les sœurs à cornettes, il a mal aux pieds dans des souliers malcommodes, des vêtements encombrants, surtout l’hiver et ce froid jusqu’au fond des os, ces hivers noirs dont on redoute de ne jamais sortir. Le petit garçon fait pipi au lit, il n’aime pas ce nouveau pays, il s’y sentira toujours étranger malgré ses yeux gris, les yeux de son père, il ne rêvera que de le quitter.
Séquence 4
Un jour il est mort.
La grand-mère ne sait rien faire, elle a toujours été servie, elle ne sait pas cuisiner. On mange mal en France, le riz n’a pas de goût, il n’y a pas de nuoc mam, les légumes jaunâtres sont trop cuits, les œufs aussi, la viande reste collée au palais, le petit garçon ne mange pas, on le punit.
Il y a le pain si délicieux qu’il s’en gave, il découvre aussi le paradis du charcutier, le saucisson, le pâté, le merveilleux jambon qui fait passer les pâtes gluantes, les pains au raisin, pains de seigle acide, les escargots farcis… mais cette fourchette, ce couteau, main gauche, main droite, il s’embrouille, se tient mal. Pourquoi tout est si compliqué en France ?
Maman est rarement là, que fait-elle ? Parfois elle apparaît avec des messieurs qui ne sont pas papa.
On a inscrit les enfants dans les meilleures écoles catholiques, la fille aînée très bonne élève. Le petit garçon a vite su lire, a vite trouvé le chemin des contes et du merveilleux, a vite retrouvé en imagination la liberté laissée là-bas entre eau et ciel.
Il s’est fait de nouveaux amis, blonds comme les soldats français. Cette petite fille, premier amour, avait-elle une tresse ou une queue de cheval ?
Pas de papa non plus, mort « en Indochine ».
Il aura 6 ans en France.