Silence et solitude
par FFShukke
Je n'arrive pas à goûter la solitude, comme si ça n'était pas fait pour moi. Même quand je suis seul humain, il y a la présence des chiennes. Et si je monte à l'étage, le chat, qui fait du gras pour l'hiver, va me réclamer des croquettes. La solitude m'est tombée dessus en tant qu'enfant unique, je perçois qu'elle me colle à la peau, qu'elle infuse dans mon rapport à l'autre, et pourtant je ne parviens pas à la goûter. Je ne suis jamais seul. Même sans la présence des animaux, il reste des mémoires comme des voix qui viennent interroger l'endroit même de mon identité. La présence de chaque objet, chargé de son histoire, m'éloigne de la solitude. Les fantômes et les esprits peuplent mon imaginaire et hantent l'espace. Si je veux goûter la solitude, je n'ai pour le moment découvert qu'une seule clé qui m'y donne accès : m'asseoir tous les matins face au mur et simplement rester assis quoiqu'il arrive pendant ¾ d'heure à une heure. À observer de quoi est fait le présent depuis mon corps et ma respiration. La solitude m'est nécessaire pour cheminer vers qui je suis. Je commence par observer où je suis et où je peux demeurer. Je ne peux pas me reconnaître totalement dans l'identification aux émotions qui me traversent, elles sont si impermanentes. M'y abandonner ferait de moi un bateau vide. Je ne peux pas non plus m'identifier à un corps dont la matière se renouvelle sans cesse, dont toutes les cellules sont remplacées. Je pourrais m'identifier à un personnage et à sa petite histoire, à celui qui se vit grâce à ce corps changeant. Je vois bien cependant que lui aussi change sans cesse de masque et qu'il ne révèle pas grand-chose de ce que je suis. Il est formé d'instances qui ont chacune leur voix : l'enfant et ses besoins, le daron et ses responsabilités, le punk et ses failles, le prof et ses leçons, l'amoureux et ses choix, le consommateur citoyen et ses paradoxes, et tant d'autres. Chacune de ses instances est un personnage en soi, qui obéit à ses propres mécanismes de fonctionnement et s'arrange avec les autres pour donner corps à mon personnage social, celui auquel m'identifient mes pairs, et auquel je ne peux pas m'identifier Là où je peux me reconnaître dans une forme de stabilité, de constance et de solitude, c'est à l'endroit du témoin, de l'observateur distant et sans jugement de ma vie. Je suis celui qui observe mon personnage s'abandonner à son existence. Il n'y a que moi qui puisse demeurer témoin de l'existence de mon personnage instant par instant. Lorsque mon personnage ne jouit pas de la confiance nécessaire à s'abandonner à son existence, le témoin ne peut pas demeurer tranquille et sans jugement, les deux instances s'entremêlent et cela nourrit de la confusion. Je ne sais plus qui je suis. Je veux demeurer dans la confiance, c'est plus simple. Ce qui me donne cette confiance, c'est le silence. La solitude s'épanouit dans le silence.