TANGAGES

un récit de Gilles Le Corre

   

Chapitre I – Saïgon, 30 Avril 1975

Le jeune homme (25 ans fêtés un mois plus tôt, à l'ambassade) démonte les quartz de l'émetteur, en partant il les jettera dans la fosse septique avec la clef, personne n'ira chercher là. Il a déjà ôté tous les signes distinctifs de ses tenues d'uniforme qui finiront dans une poubelle. Il descend sans hâte les escaliers usés. Deux sacs et les 2 Fuji avec les photos prises ces derniers jours, la guerre qui se rapprochait… prétendu photographe.

Dans la cour, Sao Mai n'a pas pu s'empêcher d'être là. Adieu mon amie, adieu fille d'Hanoï, les tiens ont gagné, nous avons eu raison de ne jamais dépasser les bornes de l'amitié, les larmes d'amitié sont moins amères que celles de l'amour abandonné. Belle journée, rues en plein chaos de vélos et Vespas. Au loin des détonations encore. Pas la peine de se rendre à l'ambassade américaine, c'est un bordel sans nom, il y a d'autres endroits pour attraper un chopper vers un navire US.

Direction Gia Long street, péniblement, dans une foule dense, éperdue. Un photographe en ce moment quoi de moins étonnant ? De loin le bâtiment du 22 est assiégé de toutes parts. Impossible d'espérer atteindre la plateforme dans cette cohue. Ça se complique. Il a accepté le risque de rester jusqu'à la fin, romantisme du marin au moment du naufrage. « En cas de problème on ne vous connaît pas ». Bien sûr. Là bas un hélico s'envole.

Surtout éviter le quartier de l'ambassade, il y est trop connu. Vers le port ? Il est douteux que tous les navires le pouvant ne soient déjà partis. Il y a des envols sauvages d'hélicoptères du Sud. Il y aura même le fameux vol du petit Cessna, le pilote et toute sa famille à bord, qui réussira un appontage sur un des porte-avions US, au large. Tous ceux-là n'embarquent que leurs proches, évidemment, les places sont limitées. Reste à jouer la carte du photographe français.

Dans les rues des soldats aux allures d'adolescents, désarmés, troquent leurs uniformes contre des vêtements civils, d'autres fument, tranquillement, assis à la vietnamienne, fatalistes ou rigolards, soulagés finalement que la guerre soit enfin finie. Un très jeune soldat, le casque US sur la tête, parle d'avenir, ouvrir une boutique avec son épouse, vivre en paix. Drôle d'ambiance. Un officier s'est tiré une balle dans le crâne, en plein carrefour.

Les opportunistes ont déjà sorti les petits drapeaux des vainqueurs, ils en vendent par brassées à tous les croisements. De quels ateliers sortent-ils ? On ne peut pas ne pas admirer leur sens du commerce et de la prévision. Il y a aussi les partisans, en cortèges, avec des banderoles, des slogans, des joyeux cris de victoire. Ils marchent pour accueillir les libérateurs, souvent de très jeunes gens, garçons et filles secrètement membres du parti, on comprend leur joie, enfin permise.

Le jeune homme se dit qu'il a trop attendu, stupide fierté d'être le dernier à quitter la passerelle au moment du naufrage, l'opérateur radio qui balance le s.o.s. jusqu'à la mort des générateurs. Un ou deux jours plus tôt il quittait Saïgon sans problème et personne ne lui en aurait fait reproche. Rester pour balancer des messages sans intérêt « au cas où » c'était idiot. Maintenant comment s'échapper d'ici ? Attendre qu'on vienne l'arrêter à l'aéroport par exemple ?

Les bodoi sont déjà là, sur les halftracks, les camions, pas agressifs, heureux d'en avoir enfin fini. Le jeune homme photographie les tanks d'origine soviétique couverts de drapeaux bleus et rouges, les hommes en vert, tout sourire, le V de la victoire. Dommage, il a fini par perdre ces films, beaucoup plus tard il s'en rendra compte en classant ses vieilles diapos. Où ? Quand ? Disparues aussi ces images étranges de la drôle d'île peuplée de sorcières...

Il marche au milieu de la fin de ce monde, croise des groupes d'hommes, beaucoup d'hommes, qui semblent savoir où ils vont, et d'autres manifestement éperdus. Aujourd'hui un monde s'écroule qui ne tenait guère plus qu'à un fil depuis longtemps, les Américains ont fui, ils transformeront cette fuite en retraite glorieuse dans les livres, dès demain, comme à leur habitude. Où aller ? Mais au palais, bien sûr, comme un vrai photographe, c'est là que se jouera le dernier acte.

La ville est non seulement un vaste enclos où tournent en rond des masses d'humains déboussolés, elle devient aussi par endroit un dépotoir accueillant en pleine rue le contenu entier d'administrations saccagées, pêle-mêle de meubles brisés, amas de papier – on néglige même de les brûler – un monde fini, parfois renversé par ceux-là même qui en assuraient le fonctionnement. Jour de défaite, jour de reniements éclatants. Le palais est en vue.

Il est presque midi. Les chars du nord ont déjà défoncé les portes du palais présidentiel, leur drapeau flotte sur le toit. La reddition et la fin de la guerre ont été annoncés à la radio un peu avant. Les abords évidemment grouillent de soldats verts, Là aussi on fume tranquillement, il y a des civils également, beaucoup de conciliabules, les officiers attendent visiblement des ordres, les hommes gardent relativement les rangs en affectant une attitude militaire. On attend quelque chose.

Sortie de Duong Van Minh, président de 3 jours, l'ex-responsable annonce l'entrée dans la révolution, on y croit. Sourires des vainqueurs, sourires contraints des vaincus, le jeune homme prend ses photos sans conviction, jusqu'à ce qu'on lui demande ce qu'il fait là au juste, en effet il y a si peu d'apparents occidentaux dans les environs, il fait tache. Gentiment, poliment, on l'écarte, on l'emmène un peu plus loin, à un commissaire du peuple vietnamien assis dans une jeep.

Reste à exhiber ce passeport français si authentique. Sans plus de procédure, toujours poliment mais fermement, sans accréditation il sera expulsé, quittera à regret ce pays aimé – d'où sa sœur, elle, tient ses yeux noirs d'encre – mais c'était le but. Dès que la loi l'a autorisé à le faire il a revêtu l'uniforme bleu pour fuir au loin une famille désordonnée et ses compétences vont, encore quelque temps, l'envoyer rôder vers d'autres lieux, toujours l'orient du monde comme un aimant.

Chapitre II - Prendre le large

Il avait été d'abord le fils du missionnaire. Sa grand-mère avait vendu sa fille, vierge de 18 ans, à ce jésuite breton qui en affichait le double au compteur et dont elle-même était secrètement amoureuse. C'était en 1943, une fille était née sous les bombes, une fois même sauvée in extremis par un officier ennemi. Lui était né en France, loin de ce pays qu'on appellerait encore l'Indochine quelque temps. Il avait grandi au milieu des querelles incessantes des 3 femmes.

Le missionnaire avait abandonné ce petit monde et le garçon avait grandi tant bien que mal, sauvage, au milieu d'un capharnaüm de disputes, des amants et de l'indifférence de sa mère à l'égard de sa progéniture — on ne peut lui en vouloir, elle l’avait conçu dans l'ignorance — élevé par une grand-mère pétrie de bigoterie catholique, si bien que pour prendre le large il avait en Mars 1968, le jour de ses 18 ans, signé un engagement dans la marine nationale. Il devait partir en Mai…

Arriva ce qui devait arriver. Plutôt que de répondre à la convocation militaire, il s'installa sur une barricade, apprit très vite le maniement du cocktail incendiaire, perdit sa virginité avec deux pétroleuses enflammées et finit inévitablement, en juin, par être rattrapé par ses obligations, un contrat est un contrat et c'est dans un fourgon de gendarmerie qu'il fit le trajet jusqu'à la base maritime où on s'attela très fermement à faire de lui un brave petit marin national.

La marine ne lui en voulut pas plus que ça. On y trouvait de tout et pas que du meilleur, il faut l'avouer. Il bafouillait assez d'anglais et avait un QI suffisant, on en fit un opérateur radio très compétent qui remplit ses fonctions à la satisfaction générale. Un poste se libérant pour l'assistance des pêches à Terre-Neuve, il se porta volontaire et l'obtint. Acte décisif, car ce qu'il ne savait pas c'est que ce volontariat était valable pour toute autre mission lointaine.

Une avarie immobilisant son bâtiment dans les glaces à son 3e voyage, il fut expédié directement à Mururoa, à son grand dam, passant en quelques jours d'une température de -40° dans le Labrador à +30 en Polynésie, par la grâce d'un avion aux ailes tremblantes. Il lui fut donné d'assister à divers feux d'artifices mémorables durant les 18 mois passés sur l'atoll, la rareté d'opérateurs volontaires lui ayant fait bénéficier d'une appréciable rallonge de séjour.

On ne pouvait le garder plus longtemps, il bénéficia de larges vacances à Papeete, à ses frais toutefois, mais la marine était généreuse sur les primes dites d'éloignement. Un mois passé dans l'eau et sous le soleil exactement avec une jeune femme à demi chinoise en partance pour les USA afin d'y mener à bien des études de stylisme. C'est alors que sa nouvelle affectation lui fut signifiée : opérateur radio à Saïgon. Le Viet-Nam ! Pays rêvé de son enfance…

Sao Mai, Sao Mai, étoile matinale, fille du Nord, toi aussi tu jouais un jeu dangereux. Le jeune homme, très vite, fut affecté à un jeu autrement plus excitant que celui de transmetteur d'informations, celui de chercher l'Information. La fille du Nord parlait un dialecte qu'il arrivait à comprendre, celui de sa grand-mère, un anglais et un français parfait. Leurs yeux s'étaient croisés, sur le trottoir ils mangeaient face à face des petits pains chinois. Ils avaient le même job.

Il n'y eut jamais mieux entre eux qu'un baiser échangé le dernier jour, la veille du 30 Mai. L'un comme l'autre avaient une trop haute idée de leur devoir. Elle son peuple, lui son contrat. Mais ces heures passées ensemble épaule contre épaule, les mains se cherchant… en d'autres temps ils auraient aimé s'aimer vraiment. Leur futur était déjà écrit et ils devaient s'y résoudre, ces rôles dans un scénario écrit ailleurs mais acceptés les vouaient à une inévitable séparation.

Petite fille du Nord, ton pays tout neuf a su récompenser ton obscur travail et, sans le savoir, ton dévouement jusqu'à l'oubli de tes sentiments intimes. Ton ami en a été heureux lorsque des années plus tard, par la bande, il en a été informé. Toujours il avait craint pour toi de ces représailles qu'on impute facilement aux régimes plus ou moins « populaires ». On ne prête qu'aux riches. Lui, par Bangkok, devait prendre l'avion qui le ramenait à Paris, 2 rue Royale, la DPM.

Chapitre 3 - Une autre vie

Retour morose en France. Permission-retrouvailles avec cette famille qu'il avait fui. Entre temps des neveux et nièces étaient nés, sa mère s'était installée avec un dernier amant, brave homme, très fier de présenter ce fils d'emprunt dans les cafés du port de la grande ville atlantique, cette ville qu'il n'aimait pas. Il fait impression, « revenir du Vietnam » ça n'est pas rien ici, le petit peuple du Quai de la Fosse culbutant les époques et les guerres dans un rêve tropical d'Indo.

Il a beaucoup changé le gamin parti sept ans auparavant, il a pris des épaules et de l'assurance. On s'étonne de sa phalange manquante, on n'en saura rien, comme d'ailleurs d'autres choses, il raconte peu, ne dit pas tout, les taiseux ça plaît dans ce milieu, même si ça déçoit ça fait viril. Il fréquente les nouveaux restaurants chinois et vietnamiens, plaisantant avec les patronnes dans leur langue. Ça lui vaut la tournée de mei kouei lou et on le surnomme le Chinois.

Enfin il faut rallier le ministère, train de nuit pour Paris, il repart, pas fâché, ça ne l'intéresse pas de traîner son ennui dans la grisaille citadine d'un été chaud et sec, d'être un étranger parmi ces parents qui font pourtant visiblement effort pour ne pas se déchirer en sa présence. Convoqué à Paris et non pas à Brest ou Toulon, ça signifie qu'on ne va pas l'affecter à un quelconque PC radio sur tel ou tel bâtiment avec son 2e chevron doré tout neuf sur l'épaule. Alors quoi ?

D'abord des cours, théoriques et pratiques, des tests, beaucoup de tests. Il y aura aussi une enquête sur son compte. Il est nécessaire de s'assurer de la fiabilité de ce garçon. On va lui apprendre à utiliser ces toutes nouvelles machines à coder, bien plus sûres que les vieilles. On lui apprend plein de choses. À l'issue de tout cela le voici un matin embarquant dans un grand avion blanc d'Air France à destination de Tokyo, on lui a découvert plein de talents et celui des langues.

Ça aurait pu durer longtemps. Se profila la fin de son contrat, à l'étonnement de ses supérieurs et malgré leur insistance, il ne le renouvela pas, il souhaitait quitter la marine. Son travail, ses primes, sa retraite, au diable, c'est tout. Ça l'avait ébloui, une nuit ou un matin, soudainement. Il s'était bien amusé, neuf années durant, avait vu et appris des choses passionnantes et il en avait assez, tout bêtement, envie d'autre chose qu'il ne savait pas nommer.

Il aurait pu se donner plein de raisons, évoquer de passionnantes rencontres de maîtres d'armes, de moines, d'artistes, de sorcières, telles celles régnant sur cette petit île du sud, seules prêtresses de ce chamanisme à peine apprivoisé par le shinto, mais pas de fausse excuse. Et ça n'était pas lassitude, il aimait bien la vie qu'il menait mais il lui avait semblé qu'il devait y avoir mieux à faire, à construire peut-être. Il rentra en France. Il reviendra.

C'était Novembre, de Roissy à Montparnasse il faisait gris, les Parisiens lui semblaient aussi gris et tristes que le ciel, après Tokyo tout lui semblait sale et sinistre, les rapports humains grossiers, cette vision n'était pas près de le quitter, désormais il aurait l'impression de vivre en pays barbare. On était en 1978, Giscard jouait de l'accordéon à l'Élysée, ne sachant où aller il revint une nouvelle fois au bord de l'Atlantique mais ce fut provisoire.

S'ensuivirent d'autres escapades, pour son propre compte, l'Asie comme horizon. La vie qui passe, comme un voilier, de temps à autre les ports sont accueillants, parfois non. Alors qu'il se résignait à ne jamais plus rencontrer de fée pour enchanter sa vie, le miracle arriva. Miracle est le mot juste tant il était impossible que ces deux-là se rencontrent un jour, décident de finir le voyage ensemble, et y parviennent, accompagnés dans leur chemin par la lumière de belles personnes.

——– Fin