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Partir

par Gilles Le Corre

C'est fou le nombre de cachettes qu'on trouve aisément sur un bateau, pour peu qu'on n'ait pas trop d'embonpoint, alors c'est ridiculement facile, surtout de nuit, pour un gamin de treize ans guère nourri qui en paraît dix. Sa première fugue, stoppée avant même le départ du cargo, quelques six mois plus tôt, lui avait permis — mais trop tard — de s'en faire une idée assez précise.

Les Hollandais sont des bons bougres et quand un géant tire le gamin de sa cachette, c'est en riant aux éclats qu'il présente sa prise, peu rassurée quand même, au capitaine. Dans un mélange de hollandais, d'anglais et de français approximatif ce dernier réalise un rapide état des lieux et envoie son nouveau passager aux cuisines, le jugeant, à sa mine, prêt à tomber d'inanition. Le fait est qu'il était bel et bien quasi mort de faim.

Le coq est indonésien et l'enfant ravi retrouve soudain le goût merveilleux du riz de son enfance. Laissé aux soins incompétents de sa grand-mère qui, n'ayant jamais rien fait de sa vie, n'a jamais pu que lui donner un riz collant informe et dégoûtant depuis leur retour en France 8 ans auparavant. Il ne souffre pas du mal de mer, la mer du Nord pourtant ne fera pas de cadeaux, et pendant la semaine précédent sa remise aux autorités compétentes, il se gavera littéralement.

L'équipage, pas loin de vouloir le garder définitivement à bord lui fera des adieux non pas déchirants mais émus à l'escale du Helder.
Tout ce qu'il verra de la Hollande, cette fois, sera un poste de police bien chauffé (on est en automne, le ciel est de plomb) ainsi que ces petits lapins sur la route de nuit dans la camionnette qui l'emmène à la frontière où l'attendra l'accueil beaucoup moins chaleureux de la police française dépêchée en Belgique pour un sinistre retour au bercail.

#GillesRaconte

ORIGINE

Gilles Le Corre

Séquence 1

D’aussi loin que lui refluent les souvenirs, c’est un ciel blanc jaune aveuglant, de sous un parasol. Puis une jeune femme, abondante chevelure étalée sur l’oreiller blanc, chut, il ne faut pas faire de bruit, maman est malade. Sévère dépression. Une grande maison blanche sans étage, bordée d’une galerie, les couchers de soleil formidables, dans le ciel et dans l’eau plate des rizières. Les nuages d’insectes autour des lampes. Le bruit affolant de la pluie sur les toits. Plus tard les courses pieds nus derrière les poules avec les enfants du village, les grands soldats français dont on ne comprend pas la langue, il saura plus tard qu’ils étaient allemands, les légionnaires. C’est curieux, tout le monde se réjouit qu’ils fassent la guerre « au Nord » pourtant contre des gens comme ceux d’ici, la grand-mère parle leur dialecte. Un jour il se réjouit en apprenant leur victoire. Les adultes sont incompréhensibles, il recevra une gifle.

Séquence 2

Il y a les montagnes qui marchent, noires, leurs corps luisants, les dieux des rizières, puissants et paisibles, les buffles. Le plus souvent menés par des enfants, des petites filles, par le bout du nez, une courte corde de rien du tout, une tresse. Gentils, ils tolérent ces ribambelles d'enfants minuscules sur leurs dos immenses, jusqu'entre leurs cornes démesurées, criant, riant, regardant le monde de si haut, premiers vertiges, premières amitiés.

Il y a des mots magiques

Le delta

Le-courrier-de-Marseille qu'il comprend courrier de Marcel

Piastre, sur toutes les bouches adultes et puis aussi dollar.

Il y a celui prononcé avec mépris : Bao Daï

Il y a la jungle pour se cacher des Japonais. Les Japonais sont terribles mais il n'y en a plus, pourtant les enfants méchants doivent les redouter…

Mais bien pires sont les communistes qui brûlent les églises et tuent les prêtres et les soldats français.

Les soldats campent près du village ils ont installé des grandes tentes, ils ont une drôle de radio qu’on fait marcher avec des manivelles. Il a tourné les manivelles une fois, c’est dur, les petits bras se fatiguent vite, les soldats rient, ils ne sont pas méchants. Ils ne sont pas japonais. Le petit garçon est trop maigre, il faut lui donner du lait. Il fait des caprices, il vomit le lait en poudre, on lui découvre une allergie au lactose. On achète une chèvre.

Séquence 3

Soudain, branle-bas, c’est amusant et aussi inquiétant. Des caisses, des grandes malles en osier, les adultes qui s’affairent, ne pas rester dans leurs jambes, des jours de désordre, pour la première fois le petit garçon monte dans un camion, avec sa sœur, sa mère, la grand-mère.

La chèvre a disparu. Cet immense bateau noir et blanc-jaune, on se perd dans d’interminables coursives étroites, les grands sont malades, ça remue beaucoup, c’est rigolo, ça n’en finit pas.

Alors il y a la France, on lui dit qu’il est français, que désormais il ira à l’école chez les sœurs à cornettes, il a mal aux pieds dans des souliers malcommodes, des vêtements encombrants, surtout l’hiver et ce froid jusqu’au fond des os, ces hivers noirs dont on redoute de ne jamais sortir. Le petit garçon fait pipi au lit, il n’aime pas ce nouveau pays, il s’y sentira toujours étranger malgré ses yeux gris, les yeux de son père, il ne rêvera que de le quitter.

Séquence 4

Il découvre qu’il a un grand-père ici, un monsieur maigre en cravate, fumant beaucoup de cigarettes, il joue au billard et parie sur des courses de chevaux…

Un jour il est mort.

La grand-mère ne sait rien faire, elle a toujours été servie, elle ne sait pas cuisiner. On mange mal en France, le riz n’a pas de goût, il n’y a pas de nuoc mam, les légumes jaunâtres sont trop cuits, les œufs aussi, la viande reste collée au palais, le petit garçon ne mange pas, on le punit.

Il y a le pain si délicieux qu’il s’en gave, il découvre aussi le paradis du charcutier, le saucisson, le pâté, le merveilleux jambon qui fait passer les pâtes gluantes, les pains au raisin, pains de seigle acide, les escargots farcis… mais cette fourchette, ce couteau, main gauche, main droite, il s’embrouille, se tient mal. Pourquoi tout est si compliqué en France ?

Maman est rarement là, que fait-elle ? Parfois elle apparaît avec des messieurs qui ne sont pas papa.

On a inscrit les enfants dans les meilleures écoles catholiques, la fille aînée très bonne élève. Le petit garçon a vite su lire, a vite trouvé le chemin des contes et du merveilleux, a vite retrouvé en imagination la liberté laissée là-bas entre eau et ciel.

Il s’est fait de nouveaux amis, blonds comme les soldats français. Cette petite fille, premier amour, avait-elle une tresse ou une queue de cheval ?

Pas de papa non plus, mort « en Indochine ».

Il aura 6 ans en France.

#GillesRaconte


TANGAGES

un récit de Gilles Le Corre

   

Chapitre I – Saïgon, 30 Avril 1975

Le jeune homme (25 ans fêtés un mois plus tôt, à l'ambassade) démonte les quartz de l'émetteur, en partant il les jettera dans la fosse septique avec la clef, personne n'ira chercher là. Il a déjà ôté tous les signes distinctifs de ses tenues d'uniforme qui finiront dans une poubelle. Il descend sans hâte les escaliers usés. Deux sacs et les 2 Fuji avec les photos prises ces derniers jours, la guerre qui se rapprochait… prétendu photographe.

Dans la cour, Sao Mai n'a pas pu s'empêcher d'être là. Adieu mon amie, adieu fille d'Hanoï, les tiens ont gagné, nous avons eu raison de ne jamais dépasser les bornes de l'amitié, les larmes d'amitié sont moins amères que celles de l'amour abandonné. Belle journée, rues en plein chaos de vélos et Vespas. Au loin des détonations encore. Pas la peine de se rendre à l'ambassade américaine, c'est un bordel sans nom, il y a d'autres endroits pour attraper un chopper vers un navire US.

Direction Gia Long street, péniblement, dans une foule dense, éperdue. Un photographe en ce moment quoi de moins étonnant ? De loin le bâtiment du 22 est assiégé de toutes parts. Impossible d'espérer atteindre la plateforme dans cette cohue. Ça se complique. Il a accepté le risque de rester jusqu'à la fin, romantisme du marin au moment du naufrage. « En cas de problème on ne vous connaît pas ». Bien sûr. Là bas un hélico s'envole.

Surtout éviter le quartier de l'ambassade, il y est trop connu. Vers le port ? Il est douteux que tous les navires le pouvant ne soient déjà partis. Il y a des envols sauvages d'hélicoptères du Sud. Il y aura même le fameux vol du petit Cessna, le pilote et toute sa famille à bord, qui réussira un appontage sur un des porte-avions US, au large. Tous ceux-là n'embarquent que leurs proches, évidemment, les places sont limitées. Reste à jouer la carte du photographe français.

Dans les rues des soldats aux allures d'adolescents, désarmés, troquent leurs uniformes contre des vêtements civils, d'autres fument, tranquillement, assis à la vietnamienne, fatalistes ou rigolards, soulagés finalement que la guerre soit enfin finie. Un très jeune soldat, le casque US sur la tête, parle d'avenir, ouvrir une boutique avec son épouse, vivre en paix. Drôle d'ambiance. Un officier s'est tiré une balle dans le crâne, en plein carrefour.

Les opportunistes ont déjà sorti les petits drapeaux des vainqueurs, ils en vendent par brassées à tous les croisements. De quels ateliers sortent-ils ? On ne peut pas ne pas admirer leur sens du commerce et de la prévision. Il y a aussi les partisans, en cortèges, avec des banderoles, des slogans, des joyeux cris de victoire. Ils marchent pour accueillir les libérateurs, souvent de très jeunes gens, garçons et filles secrètement membres du parti, on comprend leur joie, enfin permise.

Le jeune homme se dit qu'il a trop attendu, stupide fierté d'être le dernier à quitter la passerelle au moment du naufrage, l'opérateur radio qui balance le s.o.s. jusqu'à la mort des générateurs. Un ou deux jours plus tôt il quittait Saïgon sans problème et personne ne lui en aurait fait reproche. Rester pour balancer des messages sans intérêt « au cas où » c'était idiot. Maintenant comment s'échapper d'ici ? Attendre qu'on vienne l'arrêter à l'aéroport par exemple ?

Les bodoi sont déjà là, sur les halftracks, les camions, pas agressifs, heureux d'en avoir enfin fini. Le jeune homme photographie les tanks d'origine soviétique couverts de drapeaux bleus et rouges, les hommes en vert, tout sourire, le V de la victoire. Dommage, il a fini par perdre ces films, beaucoup plus tard il s'en rendra compte en classant ses vieilles diapos. Où ? Quand ? Disparues aussi ces images étranges de la drôle d'île peuplée de sorcières...

Il marche au milieu de la fin de ce monde, croise des groupes d'hommes, beaucoup d'hommes, qui semblent savoir où ils vont, et d'autres manifestement éperdus. Aujourd'hui un monde s'écroule qui ne tenait guère plus qu'à un fil depuis longtemps, les Américains ont fui, ils transformeront cette fuite en retraite glorieuse dans les livres, dès demain, comme à leur habitude. Où aller ? Mais au palais, bien sûr, comme un vrai photographe, c'est là que se jouera le dernier acte.

La ville est non seulement un vaste enclos où tournent en rond des masses d'humains déboussolés, elle devient aussi par endroit un dépotoir accueillant en pleine rue le contenu entier d'administrations saccagées, pêle-mêle de meubles brisés, amas de papier – on néglige même de les brûler – un monde fini, parfois renversé par ceux-là même qui en assuraient le fonctionnement. Jour de défaite, jour de reniements éclatants. Le palais est en vue.

Il est presque midi. Les chars du nord ont déjà défoncé les portes du palais présidentiel, leur drapeau flotte sur le toit. La reddition et la fin de la guerre ont été annoncés à la radio un peu avant. Les abords évidemment grouillent de soldats verts, Là aussi on fume tranquillement, il y a des civils également, beaucoup de conciliabules, les officiers attendent visiblement des ordres, les hommes gardent relativement les rangs en affectant une attitude militaire. On attend quelque chose.

Sortie de Duong Van Minh, président de 3 jours, l'ex-responsable annonce l'entrée dans la révolution, on y croit. Sourires des vainqueurs, sourires contraints des vaincus, le jeune homme prend ses photos sans conviction, jusqu'à ce qu'on lui demande ce qu'il fait là au juste, en effet il y a si peu d'apparents occidentaux dans les environs, il fait tache. Gentiment, poliment, on l'écarte, on l'emmène un peu plus loin, à un commissaire du peuple vietnamien assis dans une jeep.

Reste à exhiber ce passeport français si authentique. Sans plus de procédure, toujours poliment mais fermement, sans accréditation il sera expulsé, quittera à regret ce pays aimé – d'où sa sœur, elle, tient ses yeux noirs d'encre – mais c'était le but. Dès que la loi l'a autorisé à le faire il a revêtu l'uniforme bleu pour fuir au loin une famille désordonnée et ses compétences vont, encore quelque temps, l'envoyer rôder vers d'autres lieux, toujours l'orient du monde comme un aimant.

Chapitre II - Prendre le large

Il avait été d'abord le fils du missionnaire. Sa grand-mère avait vendu sa fille, vierge de 18 ans, à ce jésuite breton qui en affichait le double au compteur et dont elle-même était secrètement amoureuse. C'était en 1943, une fille était née sous les bombes, une fois même sauvée in extremis par un officier ennemi. Lui était né en France, loin de ce pays qu'on appellerait encore l'Indochine quelque temps. Il avait grandi au milieu des querelles incessantes des 3 femmes.

Le missionnaire avait abandonné ce petit monde et le garçon avait grandi tant bien que mal, sauvage, au milieu d'un capharnaüm de disputes, des amants et de l'indifférence de sa mère à l'égard de sa progéniture — on ne peut lui en vouloir, elle l’avait conçu dans l'ignorance — élevé par une grand-mère pétrie de bigoterie catholique, si bien que pour prendre le large il avait en Mars 1968, le jour de ses 18 ans, signé un engagement dans la marine nationale. Il devait partir en Mai…

Arriva ce qui devait arriver. Plutôt que de répondre à la convocation militaire, il s'installa sur une barricade, apprit très vite le maniement du cocktail incendiaire, perdit sa virginité avec deux pétroleuses enflammées et finit inévitablement, en juin, par être rattrapé par ses obligations, un contrat est un contrat et c'est dans un fourgon de gendarmerie qu'il fit le trajet jusqu'à la base maritime où on s'attela très fermement à faire de lui un brave petit marin national.

La marine ne lui en voulut pas plus que ça. On y trouvait de tout et pas que du meilleur, il faut l'avouer. Il bafouillait assez d'anglais et avait un QI suffisant, on en fit un opérateur radio très compétent qui remplit ses fonctions à la satisfaction générale. Un poste se libérant pour l'assistance des pêches à Terre-Neuve, il se porta volontaire et l'obtint. Acte décisif, car ce qu'il ne savait pas c'est que ce volontariat était valable pour toute autre mission lointaine.

Une avarie immobilisant son bâtiment dans les glaces à son 3e voyage, il fut expédié directement à Mururoa, à son grand dam, passant en quelques jours d'une température de -40° dans le Labrador à +30 en Polynésie, par la grâce d'un avion aux ailes tremblantes. Il lui fut donné d'assister à divers feux d'artifices mémorables durant les 18 mois passés sur l'atoll, la rareté d'opérateurs volontaires lui ayant fait bénéficier d'une appréciable rallonge de séjour.

On ne pouvait le garder plus longtemps, il bénéficia de larges vacances à Papeete, à ses frais toutefois, mais la marine était généreuse sur les primes dites d'éloignement. Un mois passé dans l'eau et sous le soleil exactement avec une jeune femme à demi chinoise en partance pour les USA afin d'y mener à bien des études de stylisme. C'est alors que sa nouvelle affectation lui fut signifiée : opérateur radio à Saïgon. Le Viet-Nam ! Pays rêvé de son enfance…

Sao Mai, Sao Mai, étoile matinale, fille du Nord, toi aussi tu jouais un jeu dangereux. Le jeune homme, très vite, fut affecté à un jeu autrement plus excitant que celui de transmetteur d'informations, celui de chercher l'Information. La fille du Nord parlait un dialecte qu'il arrivait à comprendre, celui de sa grand-mère, un anglais et un français parfait. Leurs yeux s'étaient croisés, sur le trottoir ils mangeaient face à face des petits pains chinois. Ils avaient le même job.

Il n'y eut jamais mieux entre eux qu'un baiser échangé le dernier jour, la veille du 30 Mai. L'un comme l'autre avaient une trop haute idée de leur devoir. Elle son peuple, lui son contrat. Mais ces heures passées ensemble épaule contre épaule, les mains se cherchant… en d'autres temps ils auraient aimé s'aimer vraiment. Leur futur était déjà écrit et ils devaient s'y résoudre, ces rôles dans un scénario écrit ailleurs mais acceptés les vouaient à une inévitable séparation.

Petite fille du Nord, ton pays tout neuf a su récompenser ton obscur travail et, sans le savoir, ton dévouement jusqu'à l'oubli de tes sentiments intimes. Ton ami en a été heureux lorsque des années plus tard, par la bande, il en a été informé. Toujours il avait craint pour toi de ces représailles qu'on impute facilement aux régimes plus ou moins « populaires ». On ne prête qu'aux riches. Lui, par Bangkok, devait prendre l'avion qui le ramenait à Paris, 2 rue Royale, la DPM.

Chapitre 3 - Une autre vie

Retour morose en France. Permission-retrouvailles avec cette famille qu'il avait fui. Entre temps des neveux et nièces étaient nés, sa mère s'était installée avec un dernier amant, brave homme, très fier de présenter ce fils d'emprunt dans les cafés du port de la grande ville atlantique, cette ville qu'il n'aimait pas. Il fait impression, « revenir du Vietnam » ça n'est pas rien ici, le petit peuple du Quai de la Fosse culbutant les époques et les guerres dans un rêve tropical d'Indo.

Il a beaucoup changé le gamin parti sept ans auparavant, il a pris des épaules et de l'assurance. On s'étonne de sa phalange manquante, on n'en saura rien, comme d'ailleurs d'autres choses, il raconte peu, ne dit pas tout, les taiseux ça plaît dans ce milieu, même si ça déçoit ça fait viril. Il fréquente les nouveaux restaurants chinois et vietnamiens, plaisantant avec les patronnes dans leur langue. Ça lui vaut la tournée de mei kouei lou et on le surnomme le Chinois.

Enfin il faut rallier le ministère, train de nuit pour Paris, il repart, pas fâché, ça ne l'intéresse pas de traîner son ennui dans la grisaille citadine d'un été chaud et sec, d'être un étranger parmi ces parents qui font pourtant visiblement effort pour ne pas se déchirer en sa présence. Convoqué à Paris et non pas à Brest ou Toulon, ça signifie qu'on ne va pas l'affecter à un quelconque PC radio sur tel ou tel bâtiment avec son 2e chevron doré tout neuf sur l'épaule. Alors quoi ?

D'abord des cours, théoriques et pratiques, des tests, beaucoup de tests. Il y aura aussi une enquête sur son compte. Il est nécessaire de s'assurer de la fiabilité de ce garçon. On va lui apprendre à utiliser ces toutes nouvelles machines à coder, bien plus sûres que les vieilles. On lui apprend plein de choses. À l'issue de tout cela le voici un matin embarquant dans un grand avion blanc d'Air France à destination de Tokyo, on lui a découvert plein de talents et celui des langues.

Ça aurait pu durer longtemps. Se profila la fin de son contrat, à l'étonnement de ses supérieurs et malgré leur insistance, il ne le renouvela pas, il souhaitait quitter la marine. Son travail, ses primes, sa retraite, au diable, c'est tout. Ça l'avait ébloui, une nuit ou un matin, soudainement. Il s'était bien amusé, neuf années durant, avait vu et appris des choses passionnantes et il en avait assez, tout bêtement, envie d'autre chose qu'il ne savait pas nommer.

Il aurait pu se donner plein de raisons, évoquer de passionnantes rencontres de maîtres d'armes, de moines, d'artistes, de sorcières, telles celles régnant sur cette petit île du sud, seules prêtresses de ce chamanisme à peine apprivoisé par le shinto, mais pas de fausse excuse. Et ça n'était pas lassitude, il aimait bien la vie qu'il menait mais il lui avait semblé qu'il devait y avoir mieux à faire, à construire peut-être. Il rentra en France. Il reviendra.

C'était Novembre, de Roissy à Montparnasse il faisait gris, les Parisiens lui semblaient aussi gris et tristes que le ciel, après Tokyo tout lui semblait sale et sinistre, les rapports humains grossiers, cette vision n'était pas près de le quitter, désormais il aurait l'impression de vivre en pays barbare. On était en 1978, Giscard jouait de l'accordéon à l'Élysée, ne sachant où aller il revint une nouvelle fois au bord de l'Atlantique mais ce fut provisoire.

S'ensuivirent d'autres escapades, pour son propre compte, l'Asie comme horizon. La vie qui passe, comme un voilier, de temps à autre les ports sont accueillants, parfois non. Alors qu'il se résignait à ne jamais plus rencontrer de fée pour enchanter sa vie, le miracle arriva. Miracle est le mot juste tant il était impossible que ces deux-là se rencontrent un jour, décident de finir le voyage ensemble, et y parviennent, accompagnés dans leur chemin par la lumière de belles personnes.

——– Fin #GillesRaconte