poidsplume

un blog léger

22 microfictions pour le 22 août 2022

Pour célébrer le Ray's Day… chaque jour depuis début août 2022, un mini-récit de moins de 500 caractères à partir d'un mot-thème proposé par le petit jeu du #writever sur les médias sociaux

1 Rencontre

Après avoir fait sensation, lui déguisé en machine à coudre steampunk, elle servant de manche à un parapluie d’un noir de jais tout à fait gothique, ils s’isolèrent, faute de table de dissection, sur le lit de la chambre de Fred, l’hôte complaisant de la soirée déguisée. On ignore quelle fut la nature exacte de leurs ébats mais les imaginations s’enflammèrent. Ce qui est sûr c’est que 9 mois plus tard ils furent les heureux parents d’une magnifique cape de Dracula.

2 Consentement

— mais non c’est fini ce folklore de la signature avec le sang, des petites lignes après 45 pages de contrat, maintenant avec la reconnaissance numérique de votre empreinte vocale, il vous suffit de dire dès maintenant « je consens » et vous disposez immédiatement du pack classique : fortune, pouvoir, sexe à volonté… — mmmh mais si je dis « je consens » j’ai un délai de rétractation ? — ahahah trop tard, vous l’avez dit… Et M. Phélès se volatilisa dans le cyberhellspace.

3 Amitié

Après cinq générations et des échanges diplomatiques à petits pas on y était enfin arrivé : la réconciliation des deux peuples qui s’étaient longtemps livré à des guerres meurtrières. Après l’accolade historique des deux cheffes d’état sur l’estrade protocolaire vint l’heure des discours. Hélas la phrase « je veux miser sur l’amitié de votre peuple » fut traduite par un interprète fin saoul : « je veux sodomiser la moitié de votre peuple ». Tout était à recommencer.

4 Complicité

— alors ? — ben… au début c’était cool, je correspondais au profil du poste tout ça… et puis il a dit qu’on allait être complices… de quoi ? j’ai fait, il m’a dit c’est genre un terme de la boîte pour une collaboratrice, en latin c’était « plié avec », est-ce que j’étais ok pour me plier avec lui dans son bureau et il commençait à se rapprocher de moi… — le porc ! T’as fait quoi ? — je lui ai foutu un coup de genou dans les couilles. En toute complicité. Il était plié.

5 Étincelle

C’était horriblement difficile mais je m’obstinais. Mu par la corde de l’arc que j’agitais, le bâton de bois dur tournait vivement dans l’entaille et avait fini par dégager un peu de fumée mais rien de plus. Après une demi-heure d’efforts inutiles, je renonçai à faire du feu, épuisé. La nuit s’annonçait glacée. — C’est pas grave, viens sous ma tente, on va se réchauffer, me dit Alex avec un sourire. Et je vis dans ses yeux l’étincelle que je n’avais pas su faire jaillir.

6 Confiance

— bon on se fait un petit debrief ? Tu les as bien coachés ? Ils ont retrouvé « la confiance en soi » comme promis ? — … — ouh là, t’as eu des problèmes ? Des stagiaires pénibles ? — mmmh un seul vraiment chiant… de quoi péter les plombs — raconte ! — pfff jamais vu une estime de soi aussi basse… se voyait en étron. Rien à faire pour le booster. En 5 jours, j’ai tout essayé. J’ai tout foiré… Je suis une merde. Ce con m’a contaminé. J’ai plus confiance en rien. Je me casse.

7 Sourire

— Tu m’fais la gueule ? Rhaa j’supporte pas, ça m’rend dingue… — Meuh non Lilian… Je réfléchissais à un truc en te voyant énervé… — Quoi ? — On dit qu’un sourire coûte rien mais rapporte beaucoup… tu serais d’accord pour me payer ? — Te payer quoi ? — Ben à chaque fois que je te souris, tu pourrais me verser mettons un euro — N’importe quoi ! Et pourquoi je devrais payer ? Un temps. Et Domi répond avec un beau sourire à un euro : — Parce que sinon je te fais la gueule.

8 Lien

— J’ai fait un site web aussi facile à créer qu’à mettre en ligne. Tu écris juste tes pages en markdown, et en trois clics c’est publié automagiquement. Je l’ai testé sur une page qui explique comment ça marche : c’est simple, accessible et ergonomique du début à la fin — Donne-moi le lien ! — https… Pile à cet instant mon grand crétin de plussin m’a réveillée : — Ého, ton clavier c’est pas un oreiller… Le truc blockchain du client, c’est en alpha ? Donne-moi le lien…

9 Regard

L’i-recog, courante pour l’accès aux lieux sensibles, s’avéra inopérante quand on voulut embarquer des Fl0gs pour la Terre. Au moment d’enregistrer leurs scans en bases de données, on s’aperçut que le motif de leur iris passait d’un œil à l’autre en un cycle de 50 secondes. Et numériser leur regard était impraticable car les Fl0gs ont deux clusters oculaires séparés de 2 mètres environ, ce qui en faisait des créatures prisées sur le marché de la prostitution exotique.

10 Déclaration

Sur tous les canaux le visage bien connu de P.J Philibert prononce sa première déclaration solennelle de Grand Guide National. Dans le studio, il ignore encore que son discours triomphant diffusé partout signe pourtant le début de sa chute. La bascule s’est faite en une microseconde, quasi imperceptible, quand un groupe de hackers l’a remplacé par un deepfake où son alias numérique avoue être corrompu, dresse la liste de ses crimes et annonce sa démission immédiate.

11 Polyamour

Le jeune séminariste n’avait pas été facile à convaincre mais avait finalement admis qu’entre « aimez-vous les uns les autres » et « l’amour-camaraderie » il y avait une parenté. Pour l’accueillir dans notre réseau amoureux nous lui avons proposé un essai de deux mois. L’expérience lui parut sans doute fort réussie car vingt ans après on raconte encore que dès son ordination il invita les fidèles à entonner avec lui le cantique : « Dieu est polyamour, Dieu est lumière ».

12 Rendez-vous

Lapin cosmique

— Je ne comprends pas, on devrait l’avoir sur le spacemap et là rien… — Tu as regardé le tempflow ? — Pas mieux, on a perdu le bip depuis 12LY, aucune anticipation disponible… — Le point de rendez-vous était bien Lepus T0 45, 202, 27 ? — mais oui bordel, j’ai tout vérifié ! On y est pile. Elle devait prendre livraison des Fl0gs et maintenant… Tu crois qu’elle va finir pas arriver ? — Mmh… Lepus T0… Je crois qu’elle nous a posé un lièvre, euh… un lapin.

13 Passion

… je t’aime passio passionnément. » La voix de Ghérasim s’est tue. Eux : — m’dame c’est nul, tout ça pour dire qu’il l’aime, franchement… — trop long — il bégaie tout l’temps, on dirait qu’il s’moque des bègues c’est limite du validisme… Elle : — Bon, pour lundi vous allez créer un objet personnel original pour dire la passion.

Au début du cours suivant, Jenny, rougissante, lui tend un cadeau : — C’est un fruit de lap-p de la pass… de m-ma passion p-p-pour vous

14 Séduction

— Regarde comme elle lui tourne autour… C’est… merveilleux ! Et lui, on dirait qu’il rougit, qu’il ne veut pas se laisser approcher et pourtant elle l’attire irrésistiblement — Oui, c’est assez beau, mais bon on va peut-être y aller maintenant ? — Attends, regarde, c’est une vraie danse de séduction, et Rhéa qui s’éloigne comme à regret, c’est… presque érotique, tu ne trouves pas ? … Eva ?… Tu es là ?… Elle est partie ?… Tant pis ! Pour une fois qu’on peut voir Phoebe autour de Saturne…

15 Attentions

Elle : — vous savez, les gars, pour maintenir la flamme, faut avoir pour l’autre de petites attentions… Eux : — Faut faire attention à quoi ? — Ben faut faire gaffe quoi, ça peut être dangereux les filles… — Ouais genre faut mettre un préservatif — Domi il l’avait mis sur sa tête vendredi, il risquait pas de choper ouahahah Elle : — Vous êtes trop cons vous comprenez rien… avoir des attentions c’est avoir des égards Eux : — Plusieurs, comme au Monopoly ? Elle soupire.

16 Lettre

Diffuser des messages à la totalité des 3072 colons de Vénus était courant, mais jamais les destinataires n’avaient éprouvé une telle certitude que chaque mot leur était personnellement adressé. La lettre sous enveloppe close parut délicieusement rétro, avec sa confidentialité d’un autre âge. Mais surtout, était simplement programmé ce texte dans la langue de chacun⋅e : « [recipient], je vous aime » et en signature, une seule lettre en capitale, aléatoire et mystérieuse.

17 Rires

Guérir par le rire de ma déprime après la rupture, je n’y croyais pas trop. Ce genre de thérapies fumeuses faisait peut-être du bien à qui le voulait bien, pas à moi. Mais mon psy m’avait convaincu, et je m’étais forcé à rire bien fort trois jours durant avec des clowns, inutilement. C’est pourtant au cours de ce stage que j’ai rencontré Sophie, elle m’a souri et j’ai refait ma vie avec elle. C’est avec l’amour que j’ai guéri de l’amour. Ça vous fait rire ? moi aussi.

18 Douceur

Après une vie entière consacrée à la boxe anglaise, d’abord jeune espoir, puis champion d’Europe poids welters, longtemps entraîneur enfin quand il avait dû raccrocher les gants, Louis Serminsky, fatigué de la vie à 98 ans, voulut en finir d’une manière rapide et indolore mais sportive. Un dispositif mécanique bricolé dans son garage lui permit de s’envoyer lui-même en pleine figure un énorme coup de gant de boxe lesté qui l’envoya au tapis pour l’éternité. En douceur.

19 Surprise

Ils croient me faire une surprise, mais je la connais déjà, leur surprise… depuis seize ans qu’à chaque anniversaire, ils plongent la maison dans le silence et l’obscurité quand je rentre pour mieux me gueuler aux oreilles et m’éblouir de flashes… Ras-le-bol. Cette fois, la surprise sera pour eux… J’ai abaissé le disjoncteur, bloqué toutes les issues… et appelé les flics : « venez vite, j’ai vu des cambrioleurs s’introduire chez le voisin ! ». Chez mes parents, en vrai.

20 Flamme

— Tu vois, ça, c’est une carte-maximum… les fleurs sur la carte « Floralies », c’est les mêmes sur le timbre et aussi sur le cachet rectangulaire, qu’on appelle une flamme… Ça faisait dix minutes que le vieux collectionneur me soûlait, alors que moi je venais au club philatélique juste pour approcher Sophie… C’est elle qui interrompit le docte raseur en me souriant : — Moi je les collectionne, les flammes, je vais te montrer… Soudain je brûlais d’en apprendre davantage.

21 Plaisir

Le débat faisait rage parmi les chercheurs les plus pointus : aux tenants de la théorie « moléculo-copulatoire » pour expliquer la première étincelle de vie sur Terre s’opposaient mordicus les adeptes du « frottement physico-chimique ». On en serait venu aux mains sans toute la diplomatie déployée par Sofia Di Mezzo pour que les deux parties acceptent la formule finale : « … toutes les hypothèses convergent donc pour estimer que la naissance de la vie est due au plaisir. »

22 Philtre

— … tu cliques là, tu écris « ironème » idem au pluriel, et hop finies ces nuisances — nan… pas ces filtres-là. Tu sais les boissons magiques dans tes jeux de rôle ou la fantasy… — genre philtre d’amour et breuvages mortels ? Bah moi, à part du Python pour gérer les dosages avec le Rasp’, j’peux rien faire… mais… tu l’as bu, ce truc ? — oui… et ça commence me faire de l’effet — quel effet ? — je… j’ai envie de toi — ouh là, c’est quoi l’antidote ? — embrasse-moi, idiote…

L'ÉTRANGER PENDU

Une nouvelle de Philip K. Dick

Ce récit de Philip K. Dick figure en version originale sur le portail Gutenberg Project, dans le riche rayon Science-Fiction. Il a été publié dans le numéro de décembre 1953 du magazine Science Fiction Adventures.

Les bénévoles qui ont transcrit le texte indiquent en avant-propos : « Des recherches approfondies n'ont pas permis de trouver la preuve que le copyright américain sur cette publication ait été renouvelé ». Le long texte de la licence figure sur cette page.

Il est probablement inutile de présenter l'immense œuvre de Philip K. Dick tant elle est notoire et appréciée de longue date en particulier du public francophone, notamment par plusieurs adaptations pour l’écran.

La nouvelle qui suit, assez proche dans son esprit de la série Twilight zone, appartient à la toute première période de son écriture, on y trouve l'influence des pulps et Dick utilise bien sûr les codes de la SF de l'époque (l'invasion d'aliens par exemple) mais déjà pointe ici un thème qu'on retrouvera dans une bonne partie de son œuvre ultérieure, la paranoia.

Une traduction de cette nouvelle existe dans l'anthologie publiée chez Gallimard dans la collection Quarto, je n'y ai pas eu accès et je livre ici ma propre traduction, réalisée avec l'aide précieuse de DeepL


L'ÉTRANGER PENDU

Une nouvelle de Philip K. Dick

Illustration de Smith pour la publication originale

À cinq heures, Ed Loyce se lava les mains, mit son chapeau et son manteau, sortit sa voiture et traversa la ville en direction de son magasin de vente de téléviseurs. Il était fatigué. Il avait mal au dos et aux épaules à force de creuser la terre du sous-sol et de la transporter dans l’arrière-cour. Mais pour un homme de quarante ans, il s’en était bien sorti. Janet pourrait acheter un nouveau vase avec l’argent qu’il avait économisé ; et il aimait bien l’idée de creuser les fondations lui-même !

Il commençait à faire sombre. Le soleil couchant jetait de longs rayons sur les banlieusards qui se pressaient, fatigués et bougons, sur les femmes chargées de sachets et de paquets, sur les étudiants qui rentraient de l’université et se mêlaient aux employés de bureau, aux hommes d’affaires et aux secrétaires. Il arrêta sa Packard à un feu rouge, puis la redémarra. Le magasin avait ouvert sans lui ; il arriverait juste à temps pour dire aux employés d’aller dîner, passer en revue les livres de compte de la journée et peut-être même conclure lui-même quelques ventes. Il roula lentement devant le petit carré de verdure au centre de la rue, le parc de la ville. Il n’y avait pas de places de parking devant LOYCE TV SALES AND SERVICE. Il souffla un juron et fit demi-tour avec la voiture. Il passa à nouveau devant le petit carré de verdure avec sa fontaine solitaire, son banc et son unique lampadaire.

Quelque chose était suspendu au lampadaire. Un paquet informe et sombre, qui se balançait un peu au gré du vent. Comme une sorte de mannequin. Loyce baissa sa vitre et regarda. Mais qu’est-ce que c’était ? Une sorte d’exposition ? Parfois, la Chambre de commerce faisait des expos sur la place.

Il fit de nouveau demi-tour pour revenir avec sa voiture, dépassa le parc et observa davantage le paquet sombre. Ce n’était pas un mannequin. Et si c’était une expo, elle était d’un genre étrange. Les poils de son cou se hérissèrent et il déglutit avec inquiétude. De la sueur perlait sur son visage et ses mains.

C’était un corps. Un corps humain.

~~~~~~~~~~~~~~

« Hé, regarde ! » hurla Loyce. « Viens voir ça ! »

Don Fergusson sortit lentement du magasin, boutonnant son manteau à rayures avec dignité. « J’ai un bon client, Ed. Je ne peux pas le laisser en plan comme ça. »

« Tu le vois ? » Ed pointa du doigt dans l’obscurité croissante. Le lampadaire se dressait contre le ciel, le poteau et le curieux paquet qui s’y balançait. « C’est là. Depuis combien de temps c’est là ? » Sa voix montait dans les aigus, surexcitée. « Ils ont un problème, tous ces gens qui passent devant sans s’arrêter ? “

Don Fergusson alluma lentement une cigarette. « Calme-toi, mon vieux. Il doit y avoir une bonne raison, sinon il ne serait pas là. »

« Une raison ? Mais quel genre de raison ? »

Fergusson haussa les épaules. « Comme la fois où le Comité pour la sécurité routière a mis là une Buick accidentée. Un genre de truc civique éducatif, je ne sais pas, moi. »

Jack Potter, le gérant du magasin de chaussures les rejoignit « Quoi de neuf, les gars ? »

« Il y a un corps accroché au lampadaire », a fait Loyce. « Je vais appeler les flics. »

« Ils doivent être au courant », dit Potter. « Sinon, il ne serait pas là. »

« Faut que j’y retourne. » Fergusson est retourné dans le magasin. « Les affaires avant le plaisir. »

Loyce commençait à devenir hystérique. « Vous le voyez ? Tu le vois accroché là ? Le corps d’un homme ! Un homme mort ! »

« Bien sûr, Ed. Je l’ai vu cet après-midi quand je suis sorti prendre un café. »

« Tu veux dire qu’il est resté là tout l’après-midi ? »

« Bien sûr. Qu’est-ce qui va pas ? » Potter a jeté un coup d’œil à sa montre. « Je dois y aller. À plus tard, Ed. »

Potter s’est dépêché de rejoindre le flot de personnes qui se déplaçaient sur le trottoir. Des hommes et des femmes qui passaient par le parc. Quelques-uns jetaient un coup d’œil curieux au paquet sombre, puis continuaient. Personne ne s’arrêtait. Personne ne faisait attention.

« Je deviens fou », souffla Loyce. Il descendit du trottoir pour traverser la circulation, au milieu des voitures, déclenchant la fureur des klaxons. Sur l’autre trottoir il gagna le petit carré de verdure.

C’était un homme d’âge moyen. Ses vêtements étaient déchirés, son costume gris était éclaboussé et recouvert de boue séchée. Un étranger. Loyce ne l’avait jamais vu auparavant. Pas un gars du coin. Sa tête avait un peu tourné, et dans le vent du soir, elle oscillait légèrement, tournait doucement, silencieusement. Sa peau était entaillée et coupée. Des entailles rouges, des griffures profondes de sang figé. Une paire de lunettes à monture d’acier pendait d’une oreille, bizarrement. Ses yeux étaient exorbités. Sa bouche était ouverte, sa langue épaisse d’un bleu affreux.

« Pour l’amour du ciel », marmonna Loyce, écœuré. Il réprima une nausée et retourna sur le trottoir. Il tremblait de tout son corps, de dégoût et de peur.

Pourquoi ? Qui était cet homme ? Pourquoi était-il suspendu là ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?

Et pourquoi personne ne l’avait remarqué ?

Il se heurta à un petit homme qui se pressait sur le trottoir. « Hé, fais gaffe ! » grinça l’homme, « Ah, c’est toi, Ed. »

Ed hocha la tête d’un air hébété. « Salut, Jenkins. »

« Qu’est-ce qui se passe ? » L’employé de papeterie attrapa Ed par le bras. « Tu as l’air malade. »

« Le corps. Là, dans le parc. »

« Bien sûr, Ed. » Jenkins le conduisit sous l’auvent de LOYCE TV SALES AND SERVICE. « Dou-ce-ment… »

Margaret Henderson de la bijouterie les rejoignit « Quelque chose ne va pas ? »

« Ed ne se sent pas bien. »

Loyce s’est dégagé d’un coup sec. « Comment peux-tu rester là ? Tu ne le vois pas ? Pour l’amour de Dieu… »

« De quoi parle-t-il ? » demanda Margaret nerveusement.

« Le corps ! » hurla Ed. « Le corps pendu là ! »

D’autres personnes étaient arrivées. « Il est malade ? C’est Ed Loyce. Tu vas bien, Ed ? »

« Le corps ! » cria Loyce, luttant pour passer devant eux. Des mains le retenaient. Il tenta d’y échapper. « Laissez-moi partir ! La police ! Appelez la police ! »

« Ed… »

« Il faut trouver un médecin ! »

« Il doit être malade. »

« Ou ivre. »

Loyce se fraya un passage parmi les gens. Il trébucha et faillit tomber. Dans le brouillard, il aperçut des rangées de visages, curieux, inquiets, anxieux. Des hommes et des femmes qui s’arrêtaient pour voir ce qui se passait. Il les bouscula pour entrer dans son magasin. Il vit Fergusson parler à un client, lui montrer un téléviseur Emerson. Pete Foley à l’arrière, au comptoir de service, installant un nouveau Philco. Loyce leur hurla quelque chose comme un dingue. Mais sa voix se perdit dans le bruit de la circulation et les cris autour de lui.

« Faites quelque chose ! », cria-t-il « Ne restez pas là ! Faites quelque chose ! Il y a un problème ! Il s’est passé quelque chose ! Il se passe des choses ! »

La foule s’écarta respectueusement pour les deux flics de forte corpulence qui se dirigèrent efficacement vers Loyce.

« Nom ? » marmonna le flic avec le carnet.

~~~~~~~~~~~~~~

« Loyce. » Il s’épongea le front d’un air las. « Edward C. Loyce. Écoutez-moi bien. Là-bas, derrière… »

« Adresse ? » demanda le policier.

La voiture de police se déplaçait rapidement dans la circulation, écartant sur son passage les voitures et les bus. Loyce s’était affaissé contre le siège, épuisé et confus. Il prit une profonde inspiration en frissonnant.

« 1368 Hurst Road. »

« C’est ici, à Pikeville ? »

« C’est ça. » Loyce se redressa au prix d’un violent effort. « Écoutez-moi. Là-bas, derrière. Sur la place. Pendu à un lampadaire… »

« Où étiez-vous aujourd’hui ? » demanda le flic au volant.

« Où ? » répéta Loyce, déconcerté.

« Vous n’étiez pas dans votre magasin, n’est-ce pas ? »

« Non. » Il secoua la tête. « Non, j’étais à la maison. Au sous-sol. »

« Au sous-sol ? »

« Je creusais. De nouvelles fondations. Je sortais la terre pour couler une dalle en ciment. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça a à voir avec… »

« Il y avait quelqu’un d’autre en bas avec vous ? »

« Non. Ma femme était en ville. Mes enfants étaient à l’école. » Loyce regarda un flic costaud puis l’autre. Un espoir fou le traversa soudain. « Vous voulez dire que parce que j’étais en bas j’ai manqué l’explication ? Je n’ai pas été impliqué ? Comme tout le monde ? »

Après une pause, le flic au carnet répondit : « C’est exact. Vous avez manqué l’explication. »

« Alors c’est officiel ? Le corps… il est censé être accroché là ? »

« Il est censé être accroché là. Pour que tout le monde puisse le voir. »

Ed Loyce sourit faiblement. « Bon Dieu. Je crois que j’ai un peu perdu les pédales. Je pensais que quelque chose était arrivé. Vous savez, quelque chose comme le Ku Klux Klan. Une sorte de violence. Des communistes ou des fascistes qui prennent le pouvoir. » Il s’est essuyé le visage avec son mouchoir de poche, les mains tremblantes. « Je suis heureux de savoir que c’est normal. »

« Oui, c’est normal. » La voiture de police se rapprochait du Palais de Justice. Le soleil s’était couché. Les rues étaient lugubres et sombres. Les lumières ne s’étaient pas encore allumées.

« Je me sens mieux », dit Loyce. « J’étais assez nerveux là-bas, pendant une minute. Je suppose que j’étais trop nerveux. Maintenant que je comprends, vous n’avez pas besoin de m’embarquer, n’est-ce pas ? »

Les deux flics ne répondirent rien.

« Je devrais retourner à mon magasin. Les garçons n’ont pas dîné. Je vais bien, maintenant. Plus de problème. Il faut vraiment que je… »

« Ça ne prendra pas longtemps », interrompit le flic au volant. « Un processus rapide. Ça prend juste quelques minutes. »

« J’espère que ça ira vite », a marmonné Loyce. La voiture ralentit au feu rouge. « Je suppose que j’ai en quelque sorte troublé l’ordre public. C’est drôle, s’exciter comme ça et… »

Loyce ouvrit la porte d’un coup sec. Il s' étala dans la rue et se releva. Les voitures circulaient tout autour de lui, prenant de la vitesse au fur et à mesure que le feu changeait. Loyce sauta sur le trottoir et courut parmi les gens, se faufilant dans la foule grouillante. Derrière lui, il entendait des bruits, des cris, des gens qui couraient.

Ce n’était pas des flics. Il l’avait compris tout de suite. Il connaissait tous les flics de Pikeville. Un homme ne pouvait pas posséder un magasin, gérer une entreprise dans une petite ville pendant vingt-cinq ans sans connaître tous les flics.

Ce n’était pas des flics, et il n’y avait eu aucune explication. Potter, Fergusson, Jenkins, aucun d’entre eux ne savait pourquoi ce pendu était là. Ils ne savaient pas et ils s’en fichaient. C’était ça le plus le plus étrange.

Loyce se réfugia dans une quincaillerie, courut vers l’arrière, passant devant les employés et les clients effrayés, traversa la salle d’expédition et fila par la porte du fond. Il trébucha sur une poubelle et courut jusqu’à une volée de marches en béton. Il escalada une clôture et sauta de l’autre côté, hors d’haleine.

Il n’entendit aucun bruit derrière lui. Il s’était enfui.

Il était à l’entrée d’une ruelle, sombre et encombrée de planches, de vieux pneus et de cartons en lambeaux. Il pouvait voir la rue à l’autre bout. Un lampadaire clignota un instant avant de s’allumer. Des hommes et des femmes. Des magasins. Des enseignes au néon. Des voitures.

Et à sa droite, le poste de police.

Il en était proche, dangereusement proche. Juste après le quai de chargement d’une épicerie s’élevait la paroi en béton blanc du Palais de Justice. Des fenêtres à barreaux. L’antenne de la police. Un grand mur de béton s’élevant dans l’obscurité. Un mauvais endroit pour lui. Il en était bien trop près. Il devait continuer à avancer, s’éloigner d’eux.

… eux ?

Loyce avançait prudemment dans la ruelle. Au-delà du poste de police se trouvait l’hôtel de ville, une structure jaune démodée en bois, avec des grilles en laiton doré et de grandes marches en ciment. Il pouvait voir les interminables rangées de bureaux, les fenêtres sombres, les cèdres et les parterres de fleurs de chaque côté de l’entrée.

Et… quelque chose d’autre.

Au-dessus de l’hôtel de ville se trouvait une zone obscure, un cône de ténèbres plus dense que la nuit environnante. Un prisme de noirceur qui s’étendait et se perdait dans le ciel.

Il tendit l’oreille. Bon Dieu, il entendait quelque chose. Un son qui l’obligeait à lutter frénétiquement pour fermer ses oreilles, son esprit, pour faire taire le son. Un bourdonnement. Un bourdonnement distant et sourd comme un grand essaim d’abeilles.

Loyce leva les yeux, glacé d’horreur. La tache de ténèbres flottait au-dessus de l’hôtel de ville. Des ténèbres si épaisses qu’elles semblaient presque solides. Dans le tourbillon, quelque chose bougeait. Des formes vacillantes. Des choses, descendaient du ciel, s’arrêtaient brièvement au-dessus de la mairie, voltigeant au-dessus d’elle en un essaim dense, puis se laissaient tomber silencieusement sur le toit.

Des formes. Des formes mouvantes venant du ciel. Depuis la fissure dans l’obscurité profonde qui flottait au-dessus de lui.

Il voyait ces créatures.

~~~~~~~~~~~~~~

Pendant un long moment, Loyce resta en observation, accroupi derrière une clôture affaissée dans une mare d’eau croupie.

Ils atterrissaient. Ils descendaient en groupes, atterrissaient sur le toit de l’hôtel de ville et disparaissaient à l’intérieur. Ils avaient des ailes. Comme des sortes d’insectes géants. Ils volaient, voltigeaient, s’arrêtaient, puis rampaient en crabe, sur le côté, sur le toit et dans le bâtiment.

Il était horrifié. Et fasciné. Le vent froid de la nuit soufflait autour de lui et il frissonnait. Il était fatigué, étourdi par le choc. Sur les marches de l’hôtel de ville, des hommes se tenaient ici et là. Des groupes d’hommes sortaient du bâtiment et s’arrêtaient un instant avant de continuer.

Étaient-ils plus nombreux encore ?

Cela ne semblait pas possible. Ce qu’il avait vu descendre du gouffre noir n’était pas des hommes. C’était des aliens, ils venaient d’un autre monde, d’une autre dimension. Ils se glissaient à travers cette faille dans l’enveloppe de l’univers. Ils entraient par cette brèche, ces insectes ailés d’un autre règne.

Sur les marches de l’hôtel de ville, un groupe se dispersa. Quelques-uns se dirigèrent vers une voiture qui attendait. L’une des formes restantes commença à rentrer dans l’hôtel de ville, puis changea d’avis et revint pour suivre les autres.

Loyce, horrifié, ferma les yeux. Ses sens vacillaient. Il s’accrocha à la barrière branlante. La forme, la forme humaine, s’était brusquement envolée et avait suivi les autres en volant. Elle voltigea jusqu’au trottoir et s’arrêta parmi eux.

Des pseudo-hommes. Des imitations d’hommes. Des insectes capables de se déguiser en humains. Comme d’autres insectes familiers de la Terre. Coloration protectrice. Camouflage. Mimétisme.

Loyce se redressa lentement et s’éloigna. Il faisait nuit. La ruelle était totalement sombre. Mais peut-être qu’ils pouvaient voir dans le noir. Peut-être que l’obscurité ne faisait aucune différence pour eux.

Il quitta la ruelle avec précaution et s’aventura dans la rue. Des hommes et des femmes passaient, mais pas autant, maintenant. Aux arrêts de bus, des groupes attendaient. Un énorme bus avançait dans la rue, ses feux clignotant dans la pénombre du soir.

Loyce avança, se fraya un chemin parmi ceux qui attendaient et lorsque le bus s’arrêta, il monta à bord et s’assit à l’arrière, près de la porte. Un instant plus tard, le bus se mettait en marche et dévalait la rue en grondant.

~~~~~~~~~~~~~~

Loyce se détendit un peu. Il examina les gens autour de lui. Des visages ternes, fatigués. Des gens qui rentraient chez eux après le travail. Des visages tout à fait ordinaires. Aucun d’entre eux ne lui prêtait attention. Ils étaient tous assis tranquillement, enfoncés dans leurs sièges, vacillant avec les mouvements du bus.

L’homme assis à côté de lui déplia un journal. Il commença à lire la section des sports, en bougeant les lèvres. Un homme ordinaire. Costume bleu. Cravate. Un homme d’affaires, ou un commerçant. Sur son chemin du retour vers sa femme et sa famille.

De l’autre côté de l’allée, une jeune femme, peut-être vingt ans. Des yeux et des cheveux noirs, un paquet sur ses genoux. Bas nylon et hauts talons. Manteau rouge, pull angora blanc. Regard absent devant elle.

Un lycéen en jeans et veste noire.

Une grande femme à triple menton avec un immense sac à provisions, des paquets et de colis. Son visage épais teinté de lassitude.

Des gens ordinaires. Le genre qui prenait le bus tous les soirs. Qui rentraient chez eux pour dîner en famille.

Rentrant chez eux, l’esprit mort. Contrôlés, filmés sous son masque de pseudo-humain par un alien qui était apparu et avait pris possession d’eux, de leur ville, de leur vie. De lui-même, aussi. Sauf qu’il se trouvait au fond de sa cave au lieu d’être au magasin. D’une manière ou d’une autre, il avait été oublié. Il avait échappé à leur contrôle, qui n’était pas parfait ni infaillible.

Peut-être qu’il y en avait d’autres.

L’espoir s’alluma dans l’esprit de Loyce. Ils n’étaient pas omnipotents. Ils avaient fait une erreur, ils ne l’avaient pas contrôlé. Le maillage de leur filet de contrôle l’avait laissé passer. Il avait émergé de sa cave comme il en était descendu. Apparemment, le champ de leur pouvoir était limité.

Quelques sièges plus loin dans l’allée, un homme le regardait. Loyce interrompit le fil de sa pensée. Un homme mince, avec des cheveux bruns et une petite moustache. Bien habillé, costume marron et chaussures brillantes. Un livre entre ses petites mains. Il regardait Loyce, l’étudiait intensément. Puis se détourna rapidement.

Loyce se raidit, sur ses gardes. Était-ce l’un d’entre eux ? Ou bien un autre comme lui, qu’ils avaient manqué ?

L’homme l’observait à nouveau. De petits yeux sombres, vifs et intelligents. Astucieux. C’était un homme trop rusé pour eux, ou bien une de ces choses, un insecte alien venu d’un ailleurs lointain.

Le bus s’arrêta. Un vieil homme monta lentement et déposa son jeton dans la boîte. Il parcourut l’allée et s’assit en face de Loyce.

L’homme âgé a croisé le regard de l’homme aux yeux perçants. Pendant une fraction de seconde, quelque chose est passé entre eux.

Un regard riche de signification.

Loyce se leva dans le bus en mouvement. Il courut vers la porte, descendit les premières marches puis poussa le bouton d’ouverture d’urgence. La porte entourée de caoutchouc s’ouvrit.

« Hé ! » hurla le chauffeur, en écrasant les freins. « Mais qu’est-ce que… »

Loyce se faufila comme une anguille. Le bus ralentissait. Des maisons de tous les côtés. Un quartier résidentiel, des pelouses et de grands immeubles d’habitation. Derrière lui, l’homme aux yeux brillants s’était levé d’un bond. L’homme âgé était également levé. Ils le poursuivaient.

Loyce bondit. Il heurta le trottoir avec une force terrible et roula contre le bord du caniveau. La douleur le submergea. La douleur et une vaste marée noire. Il la combattit désespérément. Il lutta jusqu’à ses genoux, puis glissa à nouveau. Le bus s’était arrêté. Des gens en descendaient.

Loyce tâtonna. Ses doigts se refermèrent sur quelque chose. Une pierre, posée dans le caniveau. Il eut du mal à se remettre sur ses pieds, en grognant de douleur. Une forme se dessinait devant lui. Un homme, l’homme aux yeux brillants avec le livre.

Loyce le frappa. L’homme haleta et tomba. Loyce abaissa la pierre qu’il tenait. L’homme hurla en essayant de rouler plus loin. « Arrêtez ! Pour l’amour de Dieu, écoutez… »

Il frappa de nouveau. Un bruit hideux de craquement. La voix de l’homme s’interrompit dans un gémissement bouillonnant. Loyce se recula. Les autres étaient là, maintenant. Tout autour de lui. Il courut, en zigzaguant sur le trottoir, puis dans une rue latérale. Aucun d’entre eux ne le suivit. Ils s’étaient arrêtés et se penchaient sur le corps inerte de l’homme au livre, l’homme aux yeux brillants qui l’avait suivi.

Avait-il fait une erreur ?

Mais il était trop tard pour s’en inquiéter. Il devait s’enfuir, s’éloigner d’eux. Hors de Pikeville, au-delà de la brèche d’ombre, la déchirure entre leur monde et le sien.

~~~~~~~~~~~~~~

« Ed ! » Janet Loyce reculait, effrayée. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que… »

Ed Loyce claqua la porte derrière lui et entra dans le salon. « Baisse les stores. Vite. »

Janet alla vers la fenêtre. « Mais… »

« Fais ce que je te dis. Qui d’autre est ici à part toi ? »

« Personne. Juste les jumeaux. Ils sont en haut dans leur chambre. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as l’air si bizarre. Pourquoi tu es revenu à la maison ? »

Ed verrouilla la porte d’entrée. Il fit le tour des pièces de la maison, jusqu’à la cuisine. Du tiroir sous l’évier, il sortit le grand couteau de boucher, passa son doigt dessus. Tranchant. Très aiguisé. Il retourna au salon.

« Écoute-moi », fit-il « Je n’ai pas beaucoup de temps. Ils savent que je me suis échappé et ils vont me chercher. »

« Échappé ? » Le visage de Janet se tordit de perplexité et de peur. « Qui va venir ? »

« La ville a été envahie. Ils ont pris le contrôle. J’ai bien compris ce qui se passe. Ils ont commencé au sommet, à la mairie et à la police. Ce qu’ils ont fait aux vrais humains, ils… »

« De quoi tu parles ? »

« Nous avons été envahis. Par autre univers, une autre dimension. Ce sont des insectes. Le mimétisme. Et plus encore. Le pouvoir de contrôler les esprits. Ton esprit. »

« Mon esprit ? »

« C’est par ici qu’ils sont arrivés, par Pikeville. Ils se sont emparés de vous tous. De la ville entière, sauf moi. Nous sommes face à un ennemi incroyablement puissant, mais ils ont leurs limites. C’est notre seul espoir. Ils sont limités ! Ils peuvent faire des erreurs ! »

Janet secoua la tête. « Je ne comprends rien, Ed. Tu es devenu fou. »

« Fou ? Non. Juste chanceux. Si je n’avais pas été au sous-sol, je serais comme vous tous. » Loyce a regardé par la fenêtre. « Mais je ne veux pas rester là à parler. Prends ton manteau. »

« Mon manteau ? »

« On fiche le camp loin de Pikeville. Il faut trouver de l’aide. Combattre cette chose. On peut les battre. Ils ne sont pas infaillibles. Ça va être serré, mais on peut y arriver si on se dépêche. Allez ! » Il attrapa son bras brutalement. « Prends ton manteau et appelle les jumeaux. Nous partons tous. Pas besoin de bagages. On n’a pas le temps pour ça. »

Le visage livide, sa femme alla vers le placard prendre son manteau. « Où on va ? »

Ed ouvrit le tiroir du bureau et en renversa le contenu sur le sol. Il attrapa une carte routière et l’ouvrit. « L’autoroute est surveillée, bien sûr. Mais il y a une route secondaire. Jusqu’à Oak Grove. Je l’ai prise une fois. Elle est pratiquement abandonnée. Ils vont peut-être l’oublier. »

« La vieille route du ranch ? Bon Dieu, elle est complètement fermée. Personne n’est censé l’emprunter. »

« Je sais. » Ed glissa la carte dans son manteau. « C’est notre meilleure chance. Maintenant appelle les jumeaux et allons-y. Ta voiture a assez d’essence, hein ? »

Janet semblait affolée.

« La Chevrolet ? J’ai fait le plein hier après-midi. » Elle se dirigea vers les escaliers. « Ed, je… »

« Appelle les jumeaux ! » Ed déverrouilla la porte d’entrée et jeta un coup d’œil dehors. Rien ne bougeait. Aucun signe de vie. Tout allait bien pour le moment.

“Descendez”, appela Janet d’une voix hésitante. « On va… sortir un peu. »

« Maintenant ? » C’était la voix de Tommy.

« Dépêchez-vous », aboya Ed. « Descendez tous les deux. »

Tommy apparut en haut des escaliers. « Je faisais mes devoirs. On commence les fractions. Mlle Parker dit que si on n’y arrive pas… »

« On oublie les fractions. » Ed attrapa son fils au vol dans les escaliers et le propulsa vers la porte. « Où est Jim ? »

« Il arrive. »

Jim commençait juste à descendre lentement les escaliers. « Qu’est-ce qu’il y a, papa ? »

« On va faire un tour. »

« Un tour ? Où ça ? »

Ed se tourna vers Janet. « On laissera les lumières allumées. Et la télé. Va l’allumer. » Il la poussa vers le poste. « Pour qu’ils pensent qu’on est toujours… »

Il entendit soudain le bourdonnement. Il se dressa aussitôt, le long couteau de boucher prêt à frapper. Horrifié, il le vit descendre les escaliers vers lui, les ailes se déplaçant dans un mouvement léger. Il avait encore une vague ressemblance avec Jimmy. Il était petit, un bébé. Un rapide coup d’œil sur la chose qui se précipitait sur lui, des yeux inhumains froids à multiples facettes. Des ailes, un corps toujours vêtu d’un T-shirt et d’un jean jaunes, le contour de son modèle encore imprimé sur lui. Le corps de la créature fit un étrange demi-tour alors qu’il l’atteignait. Que faisait-elle ?

Un dard.

Loyce le poignarda sauvagement. La chose recula en bourdonnant frénétiquement. Loyce plongea et rampa vers la porte. Tommy et Janet étaient restés immobiles comme des statues, ils le regardaient, visage sans expression. Loyce donna un autre coup de couteau. Cette fois, le couteau toucha la créature qui poussa un cri et chancela. Elle rebondit contre le mur et s’effondra.

Quelque chose lui traversa l’esprit. Un mur de force, l’énergie d’un esprit étranger qui le sondait. Soudain il était paralysé. Cet esprit entrait dans le sien, le touchait brièvement, de façon écœurante. Une présence totalement étrangère s’était installée en lui, puis elle s’éteignit alors que la chose s’effondrait en un tas brisé sur le tapis.

Elle était morte. Il la retourna du pied. C’était un insecte, une sorte de mouche. T-shirt jaune, jeans. Son fils Jimmy… Il ferma son esprit à double tour. Il était trop tard pour penser à ça. Sauvagement, il ramassa le couteau et se dirigea vers la porte. Janet et Tommy étaient pétrifiés, ni l’un ni l’autre ne fit un geste.

La voiture était sortie. Il ne passerait jamais. Ils l’attendaient. C’était à plus de quinze kilomètres à pied. Quinze longs kilomètres sur un terrain accidenté, des ornières, des champs à découvert, des collines de forêt en friches. Il allait devoir y aller seul.

Loyce ouvrit la porte. Pendant une brève seconde, il regarda sa femme et son fils. Puis il claqua la porte derrière lui et dévala les marches du porche.

Un instant plus tard, il était en route, fonçant dans l’obscurité vers la sortie de la ville.

~~~~~~~~~~~~~~

La lumière du soleil matinal était aveuglante. Loyce s’arrêta, le souffle coupé, se balançant d’avant en arrière. De la sueur lui coulait dans les yeux. Ses vêtements étaient déchirés, déchiquetés par les broussailles et les épines à travers lesquelles il avait rampé. Quinze kilomètres sur les mains et les genoux. Ramper, ramper dans la nuit. Ses chaussures étaient couvertes de boue. Il était griffé et il boitait, complètement épuisé.

Mais devant lui se trouvait Oak Grove.

Il prit une profonde inspiration et se mit à descendre la colline. Il trébuchait et tomba deux fois, mais se releva et continua à marcher. Il avait des sifflements dans les oreilles. Tout s’éloignait et vacillait. Mais il était là. Il s’était échappé, loin de Pikeville.

Un fermier dans un champ l’observait fixement. Depuis une maison, une jeune femme le regardait avec étonnement. Loyce atteignit la route et s’y engagea. Devant lui, une station-service et un drive-in. Quelques camions, des poulets picorant dans la boue, un chien attaché par une ficelle.

Le pompiste vêtu de blanc le regarda avec méfiance se traîner jusqu’à la station. « Dieu merci. » Il s’appuya contre un mur. « Je ne pensais pas que j’allais y arriver. Ils m’ont suivi pendant presque tout le trajet. Je pouvais les entendre bourdonner. Ils bourdonnaient et volaient derrière moi. »

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » a demandé le gars. « Vous avez eu un accident ? Un hold-up ? »

Loyce secoua la tête, épuisé. « Ils tiennent la ville entière. L’hôtel de ville et le commissariat de police. Ils ont pendu un homme à un lampadaire. C’est la première chose que j’ai vue. Ils ont bloqué toutes les routes. Je les ai vus planer au-dessus des voitures qui arrivaient. Vers quatre heures du matin, je les ai semés. Je l’ai compris tout de suite. Je pouvais les sentir s’en aller. Et puis le soleil s’est levé. »

Le préposé se passa la langue sur les lèvres nerveusement « Vous avez perdu la tête. Je vais plutôt chercher un médecin. »

« Emmenez-moi à Oak Grove », haleta Loyce en s’effondrant sur le gravier. « Il faut qu’on commence à les exterminer. Il faut s’y mettre tout de suite. »

~~~~~~~~~~~~~~

Le magnétophone avait tourné tout le temps qu’il parlait. Lorsqu’il eut terminé, le commissaire éteignit l’appareil et se leva. Il resta debout un moment, plongé dans ses pensées. Finalement, il sort ses cigarettes et en alluma une lentement, un profond froncement de sourcils sur son visage massif.

« Vous ne me croyez pas, hein », fit Loyce.

Le commissaire lui offrit une cigarette que Loyce repoussa avec impatience. « Comme vous voulez. » Le commissaire s’approcha de la fenêtre et resta un moment à regarder la ville d’Oak Grove. « Je vous crois », dit-il brusquement.

Loyce se détendit « Oh merci mon Dieu. »

« Alors comme ça vous vous êtes échappé… » Le commissaire hochait la tête. « Vous étiez dans votre cave au lieu d’être au travail. Une chance inouïe. Une chance sur un million. »

Loyce dégustait un peu du café noir qu’on lui avait apporté. « J’ai une théorie », murmura-t-il

« Laquelle ? »

« Sur eux. Qui ils sont. Ils prennent le contrôle d’un secteur à la fois. En commençant par le sommet, le plus haut niveau d’autorité. Puis ils descendent dans un cercle de plus en plus large. Quand ils ont pris le contrôle, ils passent à la ville suivante. Ils se répandent, lentement, très progressivement. Je pense que ça dure depuis longtemps. »

« Très longtemps ? »

« Des milliers d’années. Je ne pense pas que ce soit nouveau. »

« Pourquoi dites-vous cela ? »

« Quand j’étais enfant… Une photo qu’ils nous ont montrée au catéchisme. Une image religieuse, une vieille gravure. Les dieux ennemis, vaincus par Jéhovah. Moloch, Belzébuth, Moab, Baal, Astaroth… »

« Et alors ? »

« Ils étaient tous représentés par des créatures. » Loyce leva les yeux vers le commissaire. « Belzébuth était représenté comme… une mouche géante. »

Le commissaire a grogné. « C’est de l’histoire ancienne, ces combats… »

« Ils ont été vaincus. La Bible raconte leurs défaites. Parfois ils l’emportent… mais finalement ils sont vaincus. »

« Pourquoi vaincus ? »

« Ils ne peuvent pas s’emparer de tout le monde. Ils ne m’ont pas eu. Et ils n’ont jamais eu les Hébreux. Les Hébreux ont passé le message au monde entier. Ils avaient pris conscience du danger. Les deux hommes dans le bus. Je pense qu’ils avaient compris. Ils s’étaient échappés, comme moi. » Il serra les poings. « J’ai tué l’un d’entre eux. J’ai fait une erreur. J’ai eu peur de prendre des risques. »

Le commissaire hocha encore la tête. “ Oui, ils s’étaient sans doute échappés, comme vous. Des accidents bizarres. Mais le reste de la ville était fermement sous contrôle. » Il se détourna de la fenêtre. « Eh bien, M. Loyce. On dirait que vous avez tout compris. »

« Pas tout. Le pendu. Le mort accroché au réverbère. Je ne le comprends pas. Pourquoi ? Pourquoi l’ont-ils délibérément pendu là ? »

« Ça semble pourtant simple… » Le commissaire eut un petit sourire. « Un appât. »

Loyce se raidit et son cœur cessa de battre. « Un appât ? Comment ça ? »

« Pour vous attirer. Pour que vous vous manifestiez. Pour qu’ils sachent qui était sous contrôle et qui s’était échappé. »

Loyce recula d’horreur. « Alors ils s’attendaient à des échecs ! Ils ont anticipé… » Il s’interrompit. « Ils avaient préparé un piège. »

« Et vous vous êtes montré. Vous avez réagi. Vous vous êtes manifesté. » Le commissaire se dirigea brusquement vers la porte. « Venez, Loyce. Il y a beaucoup de choses à faire. Nous devons nous mettre en route. Il n’y a pas de temps à perdre. »

Loyce se mit lentement sur ses pieds, engourdi. « Et l’homme. Qui était cet homme ? Je ne l’ai jamais vu avant. Ce n’était pas un homme du coin. C’était un étranger. Tout boueux et sale, le visage coupé, tailladé… »

Il y eut un regard étrange sur le visage du commissaire quand il répondit. « Peut-être », fit-il tranquillement « que vous comprendrez cela aussi. Venez avec moi, M. Loyce. » Il lui ouvrit la porte, les yeux brillants. Loyce put apercevoir la rue devant le poste de police. Des policiers, une sorte de plate-forme. Un poteau téléphonique… et une corde ! « Par ici », dit le commissaire en souriant froidement.

~~~~~~~~~~~~~~

Comme le soleil se couchait, le vice-président de la Banque du Commerce de Oak Grove sortit de la chambre forte, ferma les épaisses serrures avec un code à cadran, mit son chapeau et son manteau, et sortit sur le trottoir. Il n’y avait que quelques personnes, qui se hâtaient de rentrer chez elles pour dîner.

« Bonne nuit », a dit le garde, en fermant la porte à clé derrière lui.

« Bonne nuit », murmura Clarence Mason. Il se mit à marcher vers sa voiture. Il était fatigué. Il avait travaillé toute la journée dans la chambre forte, examinant la disposition des coffres-forts pour voir s’il y aurait de la place pour un autre étage. Il était content d’avoir fini.

Il s’arrêta au coin de la rue. L’éclairage public n’était pas encore allumé. La rue était sombre. Tout était encore entre chien et loup. Il regarda autour de lui et se figea.

Au poteau téléphonique devant le poste de police, une longue chose informe était suspendue. Elle bougeait un peu avec le vent.

Mais qu’est-ce que c’était ?

Mason s’en approcha avec prudence. Il voulait rentrer chez lui. Il était fatigué et avait faim. Il pensait à sa femme, à ses enfants, à la table avec un repas chaud. Mais il y avait quelque chose dans ce paquet sombre, quelque chose de sinistre et d’affreux. La lumière était mauvaise, il ne pouvait pas dire ce que c’était. Pourtant, cela l’attirait, il se rapprocha pour mieux voir. La chose informe le mettait mal à l’aise. Elle l’effrayait. Il était effrayé. Et fasciné.

Et le plus étrange, c’est que personne d’autre ne semblait le remarquer.

Un poème et un dessin de Queen of Argyll

(ma traduction, pas littérale)

souvent je ressens tout trop fort
Les choses me frappent en plein cœur
comme des rochers roulés par un torrent

Traduction d’un poème de Queen of Argyll [Publication originale sur son blog, en italien].

Narcisse

Il mio narciso ha almeno tre nomi.
Il mio narciso si chiama papà.
I miei narcisi però non sono
lo stormo dorato di cui parla una poesia,
non sono
fiori leggiadri in giardini segreti.

Mon narcisse a au moins trois noms.
Mon narcisse s'appelle Papa.
Mais mes narcisses ne forment pas
l’essaim doré dont parle un poème1,
ce ne sont pas
des fleurs gracieuses dans des jardins secrets.


Il fiore sono io
e loro i carri armati che ci passano sopra:
mosaico di petali.

La fleur c’est moi
et eux comme des chars d’assaut qui lui passent dessus :
mosaïque de pétales.


Il mio narciso è un’incudine
a cui il mio cuore è legato, gettata
sul fondo del fiume
cibo per pesci.

Mon narcisse est une enclume
à laquelle mon cœur est lié, jetée
au fond de la rivière
en pâture aux poissons.


Il mio narciso è una pozza di acqua putrida
dove una farfalla agita ali morte invischiata nel fango, dimentica delle
sue danze ariose.

Mon narcisse est un bassin d'eau putride
où un papillon agite ses ailes mortes engluées dans la boue,
oubliant ses danses aériennes.


Il mio narciso è benda sugli occhi
nera come piume di corvo;
nasconde schiaffi e carezze e sputi
e ancora baci, pugni e calci in faccia.

Mon narcisse est un bandeau sur mes yeux
noir comme des plumes de corbeau ;
il cache les gifles et les caresses et les crachats
et encore des baisers, des coups de poing et de pied au visage.


Il mio narciso è vino vomitato in un vicolo
e io sono una mano sulla fronte
scacciata malamente dall’ebrezza,
dal rigetto del fragile bisogno.

Mon narcisse est du vin vomi dans une ruelle
et je suis une main sur le front
mal remis de l'ivresse,
par le rejet du besoin cruel.


Il mio narciso è una punta affilata
e io sono sangue che stilla
sordo, pulito
ferite che non ha mai medicato.

Mon narcisse est une pointe acérée
et je suis du sang pur qui coule à flot
des blessures qui n’ont jamais été soignées.


Il mio narciso è silenzio muto
davanti a lacrime, urla e preghiere,
vitreo, immobile, imperturbato
il vuoto assordante dei diamanti.

Mon narcisse est silencieux,
devant les larmes, les cris et les prières,
vitrifié, immobile, imperturbable
face au vide assourdissant des diamants.


Il mio narciso è un buco nero
che tutto inghiotte e nulla rende;
io, una galassia di stelle accecate
senza alcuno specchio in tutto quel buio.

Mon narcisse est un trou noir
qui engloutit tout et dont rien ne revient ;
moi, une galaxie d'étoiles aveuglées sans aucun miroir dans toute cette obscurité.

Il mio narciso,
signori,
non è mio.
E, cosa più importante,
io non sono sua.


Mon narcisse,
messieurs,
n'est pas à moi,
et surtout,
je ne suis pas à lui.


Illustration originale de l’autrice

1

allusion à la première strophe du célèbre poème de W. Wordsworth “Daffodils”

I wandered lonely as a cloud
That floats on high o'er vales and hills,
When all at once I saw a crowd,
A host, of golden daffodils;
Beside the lake, beneath the trees,
Fluttering and dancing in the breeze.

Ma traduction d'un #poème de Queen Of Argyll publié en italien sur son blog .


Je garde

Je garde sous la peau

de l'écume de mer,

des fleurs de neige,

tes doigts sur mon cou,

une insupportable résistance.

Ma traduction d'un #poème de Queen Of Argyll publié en italien sur son blog .


J'ai le cœur brisé depuis l'enfance.

La première fois c'est papa qui l'a cassé parce que son cœur à lui aussi avait été brisé il y a longtemps mais il avait ignoré la douleur en criant.

La deuxième fois, il a été brisé par d'autres enfants parce que le cœur à cet âge est encore immature ou absent, comme c'est souvent le cas, s'il n'est pas cultivé à la bonne saison.

Puis il a été brisé par des amours théâtrales aux têtes auréolées de jonquilles – leur cœur a été enterré dans le jardin et ils ne savent plus où le trouver.

Je l'ai aussi brisé une centaine de fois en avalant du poison et des crapauds comme si c'était du lait et du miel.

Il a le charme des ruines anciennes pillées par les barbares reconquises par le lierre et les crocus,

des masures confortables avec des chaises en paille qui attendent.

Illustration de l'autrice

MÉMOIRE

la voix de mon cœur
ne peut sourdre
quand l’oiseau de glace
en travers de ma gorge
m’empêche de chanter
et de son bec
me pique cruellement

mémoire de la douleur qui assourdit mes cris
et pourtant
un jour ma chanson de rage
et de joie triomphante
chassera
tous les oiseaux
de mon malheur


Dessin de Queen of Argyll “Self-portrait”


Désobéir ensemble

un récit de Monsieur B.

Au Parc de l’Europe de Saint-Étienne, il y a une piste cyclable qu’utilisaient jadis des écoles avoisinantes pour découvrir le Code de la Route. Les feux ne marchent plus depuis longtemps, mais la peinture des « routes » est entretenue. Cyclistes en herbe, trottinettes, rollers et hoverboards s’y côtoient dans une joyeuse anarchie. Peut-être est-ce justement ce demi-chaos qui a décidé un gamin à vouloir y mettre de l’ordre. Il n’a pas neuf ans, je pense, et s’est posté sur un rond peint au centre d’un des deux « carrefours » du circuit – le plus grand, le plus central. De là, avec force gestes et cris, il intime à tous de s’arrêter et pointe à chacun d’eux la direction à prendre ensuite. Ça amuse un temps. Et puis certains ne s’arrêtent plus. La colère du mioche décuple. Les cris deviennent des ordres menaçants, proches de l’insulte. Quelques parents lèvent un sourcil, prêts à intervenir. Mais quelque chose se passe soudain, qui relève d’un mécanisme social que je n’attendais pas ici. Le mioche est cramoisi de rage quand tout le monde finit par s’arrêter. Je ne sais pas qui a commencé mais celui qui prendra la parole est dans les derniers arrivés. Le contempteur reprend gorge, soudain persuadé de son autorité. Et recommence à dire qui doit aller où. Sauf que personne ne bouge. Le plus grand, un CM1 arrivé en queue de peloton sur son VTT déjà trop petit, demande alors : « Pourquoi tu nous dis où on doit aller ? » La réponse du demi-Longtarin est brutale et sonore : « Toi, tu dégages ! Tu dégages par là ! Allez ! » Mais personne ne bouge. Ils sont six autour de lui quand une fille en trottinette demande : « Pourquoi ? » Et tous les autres de s’y mettre. « C’est pas toi le chef. » « On va où on veut. » « Tu cries trop fort. » Au bout d'un petit temps, tout le monde s’en va. Il y a bien une dernière tentative, un baroud d’honneur aussi vain que pitoyable. Mais le crieur sort de scène, de dos hélas : je ne sais s’il a su garder une contenance au moment de son départ. Aucun protagoniste n’avait plus de dix ans, et un autocrate ridicule s’est fait bouter par une majorité qui n’était pas contre un ordonnateur, mais qui voulait qu'il fît sens.


Voici la traduction d'un texte d'Ursula K. Le Guin dans lequel elle se présente. Le texte original figure sur cette page (avec lancement automatique de la lecture audio par un robot). Je remercie particulièrement Milouchkna qui a procuré la version textuelle de l'image et contribué à la traduction. Elle a par ailleurs traduit plusieurs recueils de poèmes de Le Guin. Important : en l'ignorance du statut légal du texte original, cette traduction est effectuée sans autorisation. Elle sera donc retirée de ce blog si une autorité légitime le demande.

Traduction collaborative (par ordre alphabétique) : goofy, Milou, mo, Numahell

Je me présente

Ursula K. Le Guin

Je suis un homme. Vous allez peut-être vous dire que je me suis bêtement trompée de genre, ou peut-être que j’essaie de vous faire marcher, vu que mon nom se termine par A, que j’ai trois soutiens-gorges, que j’ai été enceinte cinq fois, et d’autres trucs de ce genre que vous avez peut-être remarqués, des petits détails en somme. Mais les détails n’ont pas d’importance. Si nous avons quelque chose à apprendre des hommes politiques, c’est bien que les détails n’ont pas d’importance. Je suis un homme, et je veux que vous le croyiez et l’acceptiez ainsi, comme je l’ai fait pendant de nombreuses années.

Photo courtesy Euan Monaghan/Structo

Vous savez, j’ai grandi à l’époque des guerres entre les Mèdes et les Perses, et quand je suis allée au lycée juste après la guerre de Cent ans, puis quand j’ai élevé mes enfants pendant les guerres de Corée, la guerre froide et celle du Vietnam, eh bien il n’y avait pas de femmes. Les femmes sont une invention très récente.

J’ai précédé l’invention des femmes de plusieurs dizaines d’années. Enfin bon, si vous tenez à la précision pédante, je dirais que les femmes ont été inventées plusieurs fois, en des lieux extrêmement variés, mais les inventeurs ne savaient tout simplement pas vendre le produit. Leurs techniques de distribution étaient rudimentaires et leurs études de marché étaient nulles, donc évidemment le concept n’a pas décollé.

Même si un génie l’a mise au point, une invention doit trouver son marché, et tout s’est passé comme si, pendant longtemps, l’idée de femmes n’avait tout simplement pas franchi la ligne de départ. Les modèles comme l’Austen ou les Brontë étaient trop compliqués, les gens se moquaient des suffragettes, et la Woolf était bien trop en avance sur son temps.

Donc, quand je suis née, il n’y avait vraiment que des hommes. Les gens, c’étaient des hommes. Ils avaient tous un seul pronom, le pronom il ; c’est ce que je suis. Je suis un il, comme dans « Si quelqu’un a besoin de vomir, qu’il le fasse dans son chapeau » ou « Un écrivain, il sait de quel côté sa tartine est beurrée ». C’est moi, l’écrivain, il. Je suis un homme. Peut-être pas un homme de première classe. Je suis tout à fait disposée à admettre que je suis peut-être une sorte de succédané d’homme de second ordre, un prétendu homme. En tant que « il », je suis, par rapport au mâle authentique, ce qu’est un bâtonnet de poisson pané au micro-ondes par rapport à un saumon royal entier au grill. Je veux dire, après tout, est-ce que je peux inséminer quelqu’un ? Appartenir au Bohemian Club ? Diriger General Motors ? Théoriquement, oui, mais on sait où nous mènent les théories. Pas à la direction de General Motors, et si un jour une Radcliffe devient présidente de l’Université d’Harvard, réveillez-moi pour me le dire, d’accord ?

Et puis, je ne peux pas écrire mon nom en pissant sur la neige. Ni flinguer ma femme, mes enfants, quelques voisins et enfin moi-même. Mmmh pour dire la vérité, je ne sais même pas conduire. Je n’ai jamais eu mon permis. Je me suis dégonflée. Je prends le bus. C’est affreux. Je l’admets, je suis une très pâle imitation ou substitut d’homme, vous pouvez le voir quand j’essaie de porter ces vêtements des surplus de l’armée à la mode avec des poches pour les munitions qu’on trouve dans les catalogues d’une République Bananière, alors j’ai l’air d’une poule dans une taie d’oreiller. Je n’ai pas la forme qu’il faut. Les gens sont censés être minces, non ? On n’est jamais assez mince, tout le monde le dit, surtout les anorexiques. Les gens sont censés être minces et musclés parce qu’en général c’est ainsi que sont les hommes, minces et musclés, ou plutôt c’est ainsi que beaucoup d’hommes sont au début, et certains le restent.

Les hommes sont des gens, les gens sont des hommes, c’est un fait dûment établi ; et donc les gens, les vrais gens, les gens du bon côté, sont minces. Mais je ne suis vraiment pas douée pour être les gens, parce que je ne suis pas mince du tout mais plutôt ronde et vraiment grasse par endroits. Je suis le contraire de musclée. Et les gens sont supposés être musclés. Être costaud, c’est bien. Mais je n’ai jamais été costaud. Je suis douce et plutôt du genre tendre. Comme un bon steak. Ou comme le saumon royal, qui n’est pas mince ni costaud mais très riche et tendre. Mais bon, les saumons ne sont pas des gens, du moins on nous a dit récemment qu’ils n’en étaient pas. On nous a dit qu’il n’existe qu’une seule sorte de gens, et ce sont les hommes. Et je crois qu’il est très important que nous en soyons tous persuadés. C’est certainement très important pour les hommes. Ce qui revient à dire, je suppose, que je ne suis pas viril. Comme Ernest Hemingway était viril, avec sa barbe, et ses armes, et ses femmes, et ses petites phrases courtes. J’essaie vraiment. J’ai un truc vaguement barbu qui essaie tout le temps de pousser, neuf ou dix poils sur la peau, parfois même un peu plus : mais qu’est-ce que je peux en faire de ces poils ? Je les épile. Est-ce qu’un homme ferait ça ? Les hommes ne s’épilent pas. Les hommes se rasent. De toutes façons les hommes blancs se rasent, et j’ai encore moins le choix entre être ou non un Blanc et être ou non un homme. Je suis Blanche que ça me plaise ou non. Mais je fais de mon mieux pour ne pas l’être, j’espère, dans ces circonstances, parce que je ne me rase pas. Je m’épile. Mais ça ne veut rien dire parce que je n’ai pas une vraie barbe qui ressemblerait à quelque chose. Et je n’ai pas d’armes et je n’ai même pas une femme et mes phrases s’allongent toujours plus, et toute la syntaxe avec elles. Ernest Hemingway aurait préféré mourir plutôt qu’avoir de la syntaxe. Ou des points-virgules. J’utilise beaucoup de points-virgules foireux ; en voilà un, à l’instant ; c’était donc un point-virgule après “points-virgules,” et un autre après “à l’instant.” Et puis autre chose. Ernest Hemingway aurait préféré la mort à la vieillesse. Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est tiré une balle. Voilà une courte phrase pour une courte vie. Tout sauf une longue phrase, une longue vie. Les peines de mort sont courtes et très très viriles. Les peines de vie, non. Elles s’éternisent, pleines de syntaxe et de clauses qualificatives, de références confuses et vieillissantes. Et c’est là que se trouve la preuve réelle du gâchis que j’ai fait en étant un homme : je ne suis même pas jeune. Juste au moment où ils ont fini par inventer les femmes, j’ai commencé à vieillir. Et j’ai continué à le faire. Je ne me suis pas arrêtée. Je me suis laissée vieillir et je n’ai rien fait pour y remédier, que ce soit avec une arme ou autre. Ce que je veux dire, c’est que si j’avais vraiment un peu de respect pour moi-même, je me serais fait faire un lifting ou une liposuccion, non ? Bien que la liposuccion me semble être ce qu’ils se font beaucoup à la télé quand ils sont jeunes ou plutôt jeunes mais pas quand ils sont vieux et quand l’un d’eux est un homme et l’autre une femme, mais jamais dans d’autres cas de figure. Voilà ce qu’ils font, ce jeune ou plutôt jeune homme et cette femme : ils s’étreignent et font glisser leurs mains l’un sur l’autre, puis ils font une liposuccion. Vous êtes censés les regarder faire ça. Ils bougent leur tête et aplatissent leur bouche et leur nez sur la bouche et le nez de l’autre, et ouvrent leur bouche de différentes façons, c’est alors que vous êtes censés ressentir une sorte de chaleur et d’humidité en les regardant. Ce que je ressens c’est que j’ai l’impression de regarder deux personnes se faire une liposuccion, et que c’est ainsi qu’ils ont finalement inventé les femmes ? Sûrement pas. En fait, je pense que le sexe est encore plus ennuyeux, en tant que sport spectacle, que tous les autres sports spectacles, même le baseball. Je veux dire, si je devais regarder un sport au lieu de le pratiquer, je prendrais le saut d’obstacles. Les chevaux sont vraiment beaux à regarder. Les gens qui les montent sont pour la plupart des nazis, mais comme tous les nazis, ils n’ont que la puissance et le succès du cheval qu’ils montent, et c’est après tout le cheval qui décide s’il doit sauter cette barrière à cinq barreaux ou s’arrêter net et laisser le nazi passer par-dessus son cou. Seulement, en général, le cheval ne réalise pas qu’il a le choix. Les chevaux ne sont pas très futés. Quoi qu’il en soit, le saut d’obstacles et le sexe ont beaucoup en commun, même si vous ne pouvez généralement voir le saut d’obstacles à la télévision américaine que si vous pouvez capter une chaîne canadienne. Si j’avais le choix, bien que j’oublie souvent que j’ai le choix, je regarderais certainement du saut d’obstacles et ferais l’amour. Jamais l’inverse. Mais je suis trop vieille désormais pour le saut d’obstacles, et quant au sexe, qui sait ? Moi je sais, vous non.

Il va de soi que quand on est dans l’âge d’or ces temps-ci on est censé sauter de lit en lit tout comme les chevaux sautant les obstacles à cinq barres, bondissent et hop et hop et hop… mais une bonne part de cette affaire de sexe à soixante-dix ans semble être de la théorie à nouveau. Comme la femme PDG de General Motors et la femme présidente d’Harvard (la théorie est inventée principalement pour les gens dans leur quarantaine, principalement des hommes qui sont inquiets). C’est pourquoi nous avons eu Karl Marx, et pourquoi on a toujours des économistes, bien qu’on ait, semble-t-il, perdu Karl Marx. De ce fait, la théorie, c’est génial. Quant à la pratique, ou la praxis comme l’appellent apparemment les Marxistes car ils aiment les « x », attendez d’avoir soixante ans ou plus et alors vous pourrez me parler de votre pratique, ou praxis, sexuelle, si vous voulez, bien que je ne promette pas d’écouter, et si je le fais, je mourrai probablement d’ennui et me mettrai à la recherche d’une course de sauts d’obstacles à la télé. Quoi qu’il en soit, vous ne m’entendrez pas parler de ma pratique, ou praxis, sexuelle, ni maintenant ni plus tard. Mais tout cela mis à part, me voici, vieille, sexagénaire, « un homme public souriant de soixante ans », comme disait Yeats, mais enfin, c’était un homme. Et c’est entièrement de ma faute. Je suis née avant qu’on invente les femmes, je vis et continue à vivre toutes ces décennies en essayant si fort d’être un homme bien que j’ai oublié comment rester jeune, et donc je ne le suis pas restée. Et mes temps se sont tous mélangés. Je suis jeune et tout d’un coup, j’ai soixante ans. Il doit y avoir quelque chose qu’un vrai homme aurait pu faire à ce sujet. Quelque chose sans armes, mais plus efficace que l’huile d’Olay. Mais j’ai échoué. Je n’ai rien fait. Je n’ai absolument pas réussi à rester jeune. Et puis je repense à tous mes efforts considérables, parce que j’ai vraiment essayé, j’ai essayé à fond d’être un homme, d’être un homme bon, et je vois à quel point j’ai échoué : je suis au mieux un mauvais homme. Une imitation de seconde zone avec une barbe de dix poils et des points-virgules. Et je me demande à quoi ça a servi.

Ursula K. Le Guin in 2016. Photo courtesy of and copyright William Anthony.

Parfois, je me dis que je ferais mieux de tout laisser tomber. Parfois, je me dis que je ferais aussi bien de prendre ma décision, de stopper net devant l’obstacle à cinq barreaux et de laisser le nazi tomber sur la tête. Si je ne suis pas douée pour faire semblant d’être un homme et pour être jeune, autant commencer à faire semblant d’être une vieille femme. Je ne suis pas sûre que quelqu’un ait encore inventé les vieilles femmes, mais ça vaut peut-être la peine d’essayer.

The Bloody Fucking Day

Une journée presque ordinaire au lycée

par Monsieur B.

Les cas COVID, on commence à avoir l'habitude ; le protocole est rôdé, on nous le signale, on piste les cas contacts, on signale et l'ARS prend le relais. Mais le cas du gamin dont les propos ne collent pas en la matière, je ne vois pas. Une heure perdue avant de comprendre que le garçon refuse d'admettre qu'il a ôté son masque, simplement parce qu'il ne veut pas dire que c'était pour embrasser une fille, alors que sa mère est là.

L'élève dont la pathologie cardiaque n'est pas encore déterminée et qui fait un malaise dans la cour, c'est moins commun. Une heure plus tard (une autre heure que celle perdue dans la première partie), pompiers et SAMU sont repartis et il faut calmer l'émoi autant que les rumeurs. L'élève va bien, les premiers bilans faits sont place sont rassurants, et nous avons géré la chose comme il fallait – M. l'Inspecteur d'Académie m'en a remercié.

Au moment où tournait au bout de l'allée la fluorescence du SAMU, la CPE du LGT venait me chercher à l'aide pour gérer la foire qu'était devenu le cours d'un enseignant contractuel de maths-science. Un bordel inouï, en effet. J'étais le quatrième adulte à intervenir. La cravate, sans doute, aide un peu. Le sermon a duré six minutes. Quatre ont pu rigoler, que j'ai immédiatement exfiltrés à la direction. Je n'ai pas été doux au téléphone avec les parents.

(Ou comment tout arrive justement quand vous êtes seul à la barre parce que le collègue est en réunions à l'extérieur toute la journée.) La cafetière expresso de notre petit espace de repos a décidé de ne plus marcher.